L’Éducation nationale, c’est bien connu, aime les sigles. Bruno Devauchelle revient sur celles en lien avec le numérique éducatif. L’occasion pour le spécialiste de la question de revenir sur le débat sur la place des écrans. « Alors qu’elle a été conçue pour élever la conscience par le savoir, elle se retrouve avec la mission d’encadrer, d’interdire, de contrôler » écrit-il. « Le risque est celui d’une fracture d’une part, d’une perte d’attrait d’autre part. Fracture nouvelle, car ceux qui savent ce qu’est le numérique tenteront de garder un pouvoir en l’interdisant aux autres. Perte d’attrait car le numérique est tellement là dans la vie de tous les jours que l’école perdra de son intérêt aux yeux des jeunes si elle ne leur permet pas d’y avoir accès de manière consciente et libre ».
Apparent palindrome, ces deux sigles, quasiment devenus acronymes, peuvent sembler ne rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant des croisements existent qui méritent d’être analysés. C’est en particulier le cas du fait de récentes déclarations (blocage des messageries via les ENT après le piratage, mesures proposées pour limiter l’usage dans le rapport sur les écrans) qui viennent confirmer des éléments communs mais aussi des éléments différents qu’il convient d’analyser. A cela il faut ajouter ce signe TNI (parfois TBI, VNI etc… ) qui recouvrent les affichages en grande taille de contenus numériques en classe.
Après un rappel historique pour chacun de ces sigles, nous proposons d’étudier plus avant certains rapprochements et certaines convergences et divergences observées au cours de ces années passées et qui, aujourd’hui, amènent à des prises de position diverses et des controverses multiples.
Brève histoire des Environnements Numériques de Travail
En créant le signe ENT en 2003, le ministère de l’Éducation fait suite à plusieurs expérimentations, dont le cartable numérique de Savoie et des initiatives diverses apparues à la fin des années 1990 avec le développement d’Internet. Il s’agit alors d’intégrer dans une application unique l’ensemble des services numériques d’un établissement scolaire. L’avènement des ENT va être suivi de nombreux développements et surtout d’une généralisation dans l’espace scolaire jusqu’à aujourd’hui, comme cette demande (obligation ?) faite dans le programme TNE de la présence d’un ENT.
Brève histoire des Territoires Numériques Éducatifs
Le programme « Territoires Numériques Éducatifs » est créé en 2021 en prétextant la question de la continuité éducative liée à la suite de la crise sanitaire. Il est présenté ainsi : « tester à grande échelle une mise en œuvre de la continuité pédagogique (en classe et à distance) grâce au numérique éducatif en agissant dès l’école primaire. ». Outre des équipements mobiles, des formations, un accompagnement (des équipes mais aussi des parents), un environnement logiciel basé sur des Environnements Numériques de Travail est mis en place. Les discours des ministres qui se sont succédé à ce propos (Poitiers…) ont mis en évidence un élargissement du projet au delà de la seule continuité éducative pour aller vers une incitation aux usages du numérique dans les classes (les enquêtes montre des usages, par les élèves, très limités.
Brève histoire des Tableaux (Vidéoprojecteurs) Numériques, Interactifs ou non
En équipant les établissements de matériel mobile à destination des élèves, il a été aussi décidé que toutes les classes concernées devaient être équipées d’un système collectif de visualisation numérique (vidéoprojecteur ou tableau numérique) interactif. L’apparition des dispositifs visant à augmenter le traditionnel tableau, noir ou blanc, émerge à la fin des années 1990 avec le développement des vidéoprojecteurs dont les performances ne cesseront de s’enrichir au cours des années.
Y a-t-il trop d’incitations au numérique ?
Alors que le ministère de l’Éducation (et le pouvoir politique en général) tente de contrôler l’omniprésence du numérique par des règles, des réglementations et des incitations, monte un courant critique parfois radical, qui envisage d’interdire ou au moins de limiter les écrans dans les établissements scolaires. Suite à divers évènements tragiques, les autorités ont même invité à « fermer les messageries électroniques » et limiter les moyens numériques comme quand en 2018 le ministre a proposé l’interdiction des téléphones portables. Les ENT sont mis en cause car ils incitent à une consommation d’écrans qui parfois tourne à l’obsession (notes, suivi, emploi du temps…) ou mettent en cause des choix pédagogiques (classes inversée). Le projet TNE est questionné dans ses fondements qui s’inscrivent dans la suite des projets d’équipement individuel des élèves. Quant au TBI, descendant des tableaux noirs, ils ajoutent aussi un écran dans l’environnement scolaire, parfois allumé en permanence, il est parfois questionné par des parents inquiets pour la vue de leurs enfants.
Globaliser les problèmes et leurs solutions pour ne pas les analyser en profondeur
Le fait de poser certaines questions en les englobant dans des thématiques générales, comme les écrans, les téléphones portables, cela évite d’aller regarder plus loin. Il s’agit souvent pour les promoteurs de ces controverses de ne pas les préciser pour que, à l’instar d’un objet valise, ils emportent de nombreuses idées, des fantasmes, des peurs, des croyances. En suscitant des craintes, des peurs, les promoteurs de ces controverses tentent de faire passer un point de vue qui va permettre d’interdire. Alors que les jeunes (et aussi les adultes) ont besoin de comprendre et de choisir, on leur propose de cacher le problème en le mettant de côté. Malheureusement, le numérique n’est pas de même nature que d’autres toxicités. On le voit d’ailleurs dans l’emploi abusif du terme « addiction » à propos des écrans. Alors que de nombreux travaux démontrent l’importance des contextes d’usage, les polémistes et certains décideurs préfèrent une pensée globale, parfois simpliste, dont l’impact à des chances d’être beaucoup fort que la nuance et la précision.
On s’étonne de ce déplacement de la mission de l’école. Alors qu’elle a été conçue pour élever la conscience par le savoir, elle se retrouve avec la mission d’encadrer, d’interdire, de contrôler. Le risque est celui d’une fracture d’une part, d’une perte d’attrait d’autre part. Fracture nouvelle, car ceux qui savent ce qu’est le numérique tenteront de garder un pouvoir en l’interdisant aux autres. Perte d’attrait car le numérique est tellement là dans la vie de tous les jours que l’école perdra de son intérêt aux yeux des jeunes si elle ne leur permet pas d’y avoir accès de manière consciente et libre.
Bruno Devauchelle