Claire Lommé, professeure de mathématiques en collège jusqu’en juillet dernier, est aujourd’hui coordinatrice ULIS. Elle partage son expérience avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique. Dans cette chronique, elle évoque l’usage complexe de la ponctuation, particulièrement pour les élèves qu’elle accueille.
« Un point c’est tout » est une expression que me fait réfléchir, depuis plusieurs mois. Quand on dit « un point c’est tout », c’est la plupart du temps sur un ton impérieux. On veut dire qu’on s’arrête là, que cela suffit, zut non mais enfin. Mais si on lit différemment l’expression, d’un ton qui traduit une certaine emphase, on pourrait penser qu’un point, c’est tout pour la phrase, que le point donne toute sa signification à ce que l’on vient d’écrire. Ou on pourrait l’entendre dans le sens où un point, ce n’est pas grand-chose, finalement. Mais il serait préférable alors de faire figurer une virgule : « un point, c’est tout », en prononçant la phrase d’un ton tranquille et chantant.
C’est bien le problème, avec la ponctuation, et en même temps son super pouvoir : la ponctuation donne le ton, le ton induit la ponctuation. Lorsqu’on lit une partition musicale, le tempo est donné. On nous indique même les silences et les si poétiques soupirs. Mais quand on lit un texte, quand les élèves du dispositif ULIS qui me sont confiés décodent la succession de mots et cherchent à comprendre leur signification, la ponctuation est un code de plus à maîtriser. Comme tous les codes, il nécessite un apprentissage pour exhiber au grand jour ses multiples implicites. Une de ses difficultés est que dans notre langue, il ne prévient pas. Il est à intégrer à la lecture, au sens de la compréhension, de manière immédiate. Cela peut faire beaucoup, particulièrement pour des personnes qui accèdent déjà au sens difficilement, parce que la reconnaissance des graphèmes, le décodage, la connaissance du lexique, la mémoire immédiate, les compétences visuo-spatiales constituent potentiellement autant de difficultés.
Dans mon établissement, les élèves du dispositif ULIS ont travaillé la production d’écrits depuis le mois de septembre. Tous et toutes ont progressé. Nelson est passé de l’écriture d’une ligne et demie à la production d’une page entière, voire plus. Léa a appris à se lancer, malgré les difficultés de phonologie qui la gênent. Ruby ne manque plus jamais de vérifier qu’adjectifs et adverbes rendent son récit haletant. Et parmi ces 14 jeunes gens, 2 font régulièrement figurer la ponctuation dans leurs narrations.
Pourtant, dès le début de l’année, nous avons consacré de l’attention à certains éléments de ponctuation : le point, la virgule, le point d’exclamation et le point d’interrogation. Lorsque nous avons travaillé le dialogue, le panel s’est encore enrichi. Nous avons travaillé des phrases sans ponctuation pour la faire apparaître, en débattant des choix effectués : plusieurs possibilités s’offraient souvent aux élèves. La compréhension de l’écrit est indispensable dans ce type d’exercice. C’est pourquoi l’entreprise a été longue. En plus de l’apprentissage, du réapprentissage ou de la consolidation de la lecture, il m’a fallu enseigner la patience, la recherche d’indices, la réflexivité. Mais les élèves ont progressé. Elles et ils ne se trompent plus que rarement dans ce type de tâche. Et pourtant, ils n’ont pas transféré ce nouveau savoir à leur propre écrit. Pourquoi ?
Je l’ignore, en fait. Je n’ai aucune certitude. Mais je peux émettre des conjectures. L’une d’elles est d’ordre psycho-affectif : écrire, c’est difficile et cela peut placer dans une situation d’insécurité. On veut bien faire, recevoir la validation de l’enseignant, pouvoir vite-vite passer à une tâche plus confortable. Alors on va vite. Ce qui compte pour soi-même à cet instant est de poser les mots, de former ce que l’on considère comme des phrases, puisqu’elles vivent dans notre esprit. Pas le temps de poser sa réflexion pour indiquer de la ponctuation.
Une autre conjecture, qui a les mêmes effets, est qu’on peut être plus ou moins conscient d’avoir une faible mémoire de travail. Lorsqu’on tient une idée, qu’on en sautille joyeusement sur sa chaise, écrire urge : l’idée va s’envoler, si on attend trop. Alors de nouveau, mais différemment, on se précipite.
Une troisième conjecture tient à la charge mentale nécessaire. Si je dois en même temps construire un récit sensé, structuré logiquement et chronologiquement, que je dois utiliser des mots imposés parfois franchement compliqués (comme « patiemment », qui ne se lit pas comme il s’énonce, ou « cliquetis », certes rigolo à entendre, mais qui ne dit pas s’il est singulier ou pluriel), que je dois me concentrer sur le découpage des mots, pour ne pas confondre le b et le d, le v et le f et tous ces couples de lettres qui tendent sans cesse des pièges, me reste-t-il de la place pour m’interroger sur le rythme que je voudrais qu’autrui donne à mon texte en le lisant ? Non. Clairement pas.
Mais alors, me direz-vous, c’est fichu, on abandonne ? Que nenni ! (Notez le point d’exclamation, car je m’offusque). Abandonner serait insulter l’intelligence des élèves. Elles et ils peuvent y arriver. Mais à moi d’être patiente et de les amener là où il faut. Leur demander de se relire n’est pas efficace, excepté pour celles et ceux qui déjà ont engagé leur transformation pleine de points et de de virgules. Sans ponctuation, et avec d’autres soucis dans la maîtrise de la langue, la seule à pouvoir les relire efficacement dans le dispositif ULIS, c’est moi. Cela les décourage, naturellement : après avoir produit de si beaux et riches textes, s’en voir soi-même privé d’accès est franchement frustrant. Alors je sélectionne des phrases, des extraits, et chaque élève les retravaille, après quoi nous débattons. Ou bien, exercice qui les amuse beaucoup, je projette au tableau une ou deux phrases d’une production d’élève (qui est prévenu et a donné son accord pour faire avancer le reste de la troupe à partir de sa prose), puis je lis ce que cela donne sans ponctuation. Les élèves viennent ajouter par-ci, par-là des « ! », des « , » ou des « . », et je relis. Nous ajustons, dans la bonne humeur. Quand il y a consensus, nous gardons et nous passons à la suite du texte.
Évidemment, ce n’est pas ainsi que nous corrigeons un grand volume d’écrits. J’ai choisi le qualitatif au quantitatif. Et le schmilblick avance. Lentement (ou parfois plus vite, d’ailleurs), mais sûrement.
C’est vraiment complexe, l’usage de la ponctuation. Moi-même je sais que je ne l’utilise pas toujours à bon escient : j’aime les virgules après « et », ce qui agace des lecteurs. Et puis j’ai une addiction au point-virgule, que j’utilise à tort et à travers, juste pour le plaisir. Cela doit être mon côté consensuel qui me fait l’aimer tant, celui-là… Mais n’en cherchez pas dans ce texte : pour une fois, une seule, j’y ai veillé.
Claire Lommé