Mardi 30 avril, le rapport « Enfants et écrans, À la recherche du temps perdu » était remis au président de la République. Le même jour à l’Assemblée nationale, le Premier ministre, Gabriel Attal, évoquait la question de « l’addiction aux écrans chez les jeunes et les enfants » qui serait une « une catastrophe sanitaire et éducative en puissance » selon lui… Pour Bruno Devauchelle, ce rapport révèle « la fébrilité du politique : à défaut d’autorité légitime, on souhaiterait instaurer une autorité législative et juridique ». « On est sur une ligne de crête qui vise à ne pas générer de réactions négatives du politique et des acteurs économiques du numérique qui seraient pourtant dans un possible affrontement de logiques antagonistes : contrôler, réguler, interdire, mais jusqu’où ? » relève-t-il. Pour le Café pédagogique, le spécialiste des questions d’éducation au numérique a épluché les 142 pages de ce rapport.
La mise en ligne du rapport de la mission demandée par le président de la République sur les écrans a été effective, après qu’une fuite organisée ait permis à la presse (en partie régionale) d’anticiper la remise officielle et ainsi de porter des interprétations sans permettre au lecteur d’en faire lui-même l’analyse critique. Cette pratique communicationnelle déplorable montre aussi que ce rapport, comme d’autres, révèle la fébrilité du politique (comme le montrent les propos du Premier ministre à l’assemblée) : à défaut d’autorité légitime, on souhaiterait instaurer une autorité législative et juridique. Cette autorité externe serait censée se substituer à l’autorité des parents et des éducateurs, car ceux-ci ne parviennent pas à endiguer les pratiques des « écrans » déplorées par les politiques. Cette approche n’est pas nouvelle, l’État cherchant de plus en plus à se substituer aux éducateurs pour dire ce qu’il faut faire !
Intitulé « Enfants et écrans, À la recherche du temps perdu » ce rapport a un mérite essentiel : il ne veut pas entrer dans la seule rhétorique de l’interdire. Ou, tout du moins, il ne le déclare pas vraiment si l’on s’en tient à la lecture du « Tableau récapitulatif des propositions » (pages 130 – 131). Afin de laisser au politique le soin de prendre des décisions, le rapport évite de proposer de nombreuses interdictions, même s’il en fait passer quelques-unes en particulier, sur les conceptions des services numériques, sur les enfants en bas âges et sur les smartphones dans l’établissement scolaire. Mais bien sûr, ce rapport se veut aussi axé sur des propositions qui se veulent constructives. Examinons de plus près les six axes issus de ce rapport :
Des limites sans limites
« Axe n°1 : S’attaquer, pour les interdire, aux conceptions addictogènes et enfermantes de certains services numériques afin de redonner du choix aux jeunes« .
Remarquons ici que le modèle politique et économique du numérique dans nos sociétés libérales n’est pas questionné en tant que tel. Or celui-ci est pourtant bien à la base du développement du numérique dans nos sociétés. On est sur une ligne de crête qui vise à ne pas générer de réactions négatives du politique et des acteurs économiques du numérique qui seraient pourtant dans un possible affrontement de logiques antagonistes : contrôler, réguler, interdire, mais jusqu’où ?
Peut-on encore éduquer face au pouvoir de l’économique ?
« Axe n°2 : Protéger, plutôt que contrôler, les enfants : une bataille qui doit se mener et peut se gagner auprès des acteurs économiques »
Alors que la question est éminemment une question d’éducation, le rapport met en évidence les choix politiques actuels : l’État agirait en protégeant en amont les enfants, se substituant aux éducateurs. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de questionner cette logique qui pourrait déboucher sur une déresponsabilisation des acteurs et l’émergence de nouvelles zones d’incivilité…
Quand l’éthique s’invite : solution ou problématique ?
« Axe n°3 : Assumer et organiser une progression des usages des écrans et du numérique chez les enfants en fonction de leur âge »
On ressent dans cet axe les divergences et les contradictions d’une telle proposition. On découvre la notion de « réseaux sociaux éthiques ». Ce terme est d’ailleurs présent trente-neuf fois dans le rapport comme s’il y avait un consensus sur ce qu’il signifie (cf les différentes éthiques, dont la minimaliste). D’ailleurs, les auteurs restent prudents sur les critères permettant de définir un réseau social éthique…. Derrière cette proposition, il aurait été souhaitable de reprendre l’histoire du développement des réseaux sociaux (avant le numérique et depuis) pour comprendre que leur expansion est aussi une réponse alternative à la vie sociale ordinaire et une ouverture vers d’autres modalités de socialisation. C’est ce que l’on observe avec les RSN (numériques ceux-là) et leur popularisation par les médias traditionnels eux-mêmes.
Est-il encore possible d’agir ?
« Axe n°4 : Préparer sérieusement les jeunes à leur autonomie sur les écrans, leur donner le pouvoir d’agir et, dans le même temps, redonner toute leur place aux enfants et aux jeunes dans la vie collective »
Nous voilà au cœur de la contradiction contenue dans ce texte. Après avoir tenté de « protéger les jeunes« , il faut leur donner le « pouvoir d’agir« . Cela conforte notre analyse du développement du numérique qui a réussi à effacer toutes les « frontières » a priori. Celles qui existaient avant et étaient acquises apparemment par tous ont donc été bousculées. Que signifie alors le « sérieusement » si ce n’est un aveu d’une absence de ligne directrice sur le numérique en éducation et dans la société depuis plus de quarante années. La lecture des sous-items révèle cette absence, mais ne tente pas de proposer une ligne directrice plus globale (voir la conclusion de notre analyse). L’absence de référence au « temps » interroge : la gestion du temps, de sa gestion ainsi que des emplois de celui-ci au sein de la vie ordinaire ne sont pas clairement évoqués. Pourquoi ne pas aller vers une recherche d’équilibre, une sorte d’écologie de l’esprit et du corps ?
Former ou contraindre ?
« Axe n°5 : Mieux outiller, mieux former au numérique et mieux accompagner les parents, les enseignants, les éducateurs et tous ceux qui interviennent auprès des enfants, tout en organisant une société qui remet l’écran et le numérique à leur juste place »
Heureusement que « encourager les adultes à se poser la question de leur propre rapport aux écrans » figure dans cette partie, car c’est bien la base des dérives actuelles. Il suffit de parcourir les lieux publics et les transports pour s’en apercevoir. Plus globalement, nous avons, socialement, admis ces pratiques chez les adultes, mais aussi laissé croire à chacun que nous dominions nos propres usages. Nombre de personnes pensent avoir une utilisation satisfaisante de ces moyens alors que nous sommes le plus souvent soumis à ces moyens, à commencer par les obligations dans lesquels ils se glissent : démarches administratives, ou plus simplement, à l’école, notes et cahier de textes…. Pour ce qui est des parents, il semble que l’affaire soit beaucoup plus difficile qu’on ne le pense en haut lieu. D’autres domaines que le numérique ne sont pas sans poser de questions éducatives dont l’une, essentielle, est celle du « bien-être » social et économique… si inégalitaire (cf les études sociologiques et les enquêtes internationales…).
Est-il encore temps ?
« Axe n°6 : Mettre en place un dispositif ambitieux de gouvernance permettant à la puissance publique de définir une véritable stratégie, de disposer de capacités de pilotage, de pouvoir mieux soutenir les acteurs qui interviennent auprès des jeunes et des familles, et d’informer les citoyens »
Cerise sur le gâteau ou fin joyeuse (happy end) : une gouvernance, une stratégie, un pilotage serait souhaitable. Le rapport souhaite « un projet global pour la maîtrise du numérique, la protection et l’émancipation des jeunes » : n’est-il pas trop tard pour y songer ? Pourtant dès 1983 (Informatique et enseignement : colloque national des 21-22 novembre 1983) on lisait des propos qui annonçaient les dérives possibles et les axes nécessaires d’une gouvernance. Mais les enjeux économiques qui ont prévalu (rappelons le sauvetage souhaité à l’époque d’une industrie informatique qui serait souveraine), ont effacé les questions éducatives. Et pourtant la question des familles était déjà posée, comme elle a été reposée en 1997 par le Premier ministre de l’époque lors d’un discours à Hourtin et l’avènement du PAGSI (Programme d’action Gouvernemental pour la société de l’information).
Une transformation de la culture
En conclusion de cette lecture, nous constatons une prise de position dans ce rapport qui répond aux demandes actuelles du politique : contrôler, réglementer, interdire si nécessaire. Malgré une volonté de proposition, on ne peut que constater les oublis de ce rapport dont le plus important est celui d’une analyse de la transformation culturelle et aussi de l’absence d’anticipation des politiques qui se sont succédé.
L’organisation du rapport en trois chapitres est intéressante : « Est-ce grave ? Qu’a-t-on fait jusqu’à présent ? Quelle ambition et comment la concrétiser ? » Nous trouvons là une réponse au titre de ce rapport « A la recherche du temps perdu » : il est peut-être déjà trop tard !!! Mais peut-être est-il possible d’amener à repenser notre rapport au temps : relisons Hartmut Rosa, de l’accélération à la pédagogie de la résonance et ne nous contentons pas de Marcel Proust, pourtant si visionnaire sur l’humain et l’intériorité. Quant à l’éthique, il conviendrait qu’un débat de fond soit instauré, en particulier avec les concepteurs, les décideurs, les marchands et autres acteurs « intéressés » afin de définir « ensemble » les limites que chacun s’impose face au numérique et aux dilemmes éthiques qu’il met devant nous. En particulier les contradictions de notre société (Panique et paradoxe du numérique : une accélération incontrôlée, mais encouragée) face à l’autorité dont on ne sait s’il faut se limiter à la définition restreinte de la contrainte vers autrui et ses pratiques (du numérique, entre autres).
À suivre et à débattre
Bruno Devauchelle