En suscitant de vives réactions à tous les niveaux, le choc des savoirs a révélé une profonde crise du système éducatif français : celle de l’hypercentralisation éducative. La constitution imposée des groupes de besoins n’est qu’un aspect d’un phénomène beaucoup plus large : la généralisation des dispositifs préconstruits, aussi constatés dans les domaines de la différenciation pédagogique, de la prévention de la violence, du traitement du harcèlement, de l’apprentissage des compétences psychosociales ou de la prévention du décrochage scolaire. A chaque fois, le mécanisme est le même : les prescriptions centralisées viennent déconstruire ce qui a été mis en place dans les établissements scolaires. Cette approche qui, d’après les enseignants, mélange défiance et infantilisation, génère un mal-être perceptible. En outre, cette logique prescriptive vient remettre en cause l’autonomie pédagogique des établissements français, pourtant déjà réduite à une portion congrue, comparée aux autres systèmes éducatifs dans le monde. Cette logique d’hypercentralisation suscite une incompréhension généralisée. Surtout, elle va à l’encontre de toutes les recommandations des organismes internationaux, portées par la recherche universitaire. Explications.
Pensée du changement éducatif
Pour les chercheurs en éducation, la pensée du changement éducatif est un sujet d’étude privilégié car il permet de répondre au dilemme de gouvernance qui oppose les tenants de la centralisation à ceux de l’horizontalité. La question est simple : le changement éducatif doit-il être pensé de façon exogène ou endogène aux établissements scolaires ? La réponse est nuancée.
Les membres d’un établissement scolaire, au contact des élèves, sont en prise directe avec l’activité pédagogique et ont une bonne connaissance du terrain. Ils ont une perception aiguë des problèmes qui les concernent et sont à même de proposer des changements adaptés aux besoins spécifiques des élèves en fonction du contexte local. Leur connaissance du système éducatif est cependant parcellaire et il est difficile pour eux d’en appréhender toute la globalité. Aussi, la pensée endogène est incomplète. Elle ne permet pas de prendre la hauteur nécessaire pour s’extraire du système.
A l’inverse, le niveau central a du recul par rapport à l’activité. Lorsque l’encadrement est bien pensé, il peut percevoir l’ensemble des interactions et appréhender la globalité d’un système éducatif. Cependant, sa mauvaise connaissance du terrain le rend moins compétent pour construire les réponses adaptées aux besoins locaux et anticiper les phénomènes émergents.
Ainsi, le changement éducatif n’est jamais totalement exogène ou totalement endogène, il est une combinaison d’impulsions exogènes venues de l’encadrement qui poussent vers le changement et d’incitations endogènes qui favorisent l’engagement, l’émulation et la collaboration entre les enseignants afin de s’entrainer mutuellement vers le changement. Le dilemme de la pensée du changement dans les systèmes éducatifs a longtemps consisté à opérer un arbitrage entre les deux sources. Pour un système éducatif, l’existence d’une technostructure établie et d’une production conséquente de directives pour les établissements scolaires atteste d’un arbitrage opéré en faveur de la source exogène du changement.
Technostructure obsolète
L’accélération des mutations de l’environnement éducatif et les études empiriques sur la conduite du changement conduisent maintenant la recherche en éducation à mettre en évidence les effets positifs de la pensée endogène du changement. A contrario, plusieurs auteurs mettent en avant les insuffisances de la pensée exogène du changement. L’analyse sur le long terme de réformes descendantes montrent qu’elles n’arrivent pas à pénétrer « la boîte noire des pratiques pédagogiques » et qu’elles restent globalement sans effet sur les comportements professionnels. Le changement n’est pas mécanique. Le modèle top-down des injonctions semble ignorer que l’activité éducative repose sur des coordinations négociées entre une multiplicité d’acteurs. La diffusion du changement par la conception de dispositifs préconstruits que le terrain est sensé s’approprier reste souvent au niveau de la prescription. Enfin, l’approche séquentielle du changement descendant (conception exogène, injonctions, mise en œuvre par les acteurs et contrôle) est contestable car elle ne permet pas de mettre en évidence des objectifs clairs et pose le problème de la dilution des décisions. C’est toute la question du déficit d’implémentation mis en évidence par la recherche : les réformes descendantes ne sont ni comprises, ni appropriées par les acteurs de terrain et leur mise en œuvre très parcellaire ne produit aucun changement sur les pratiques pédagogiques.
Dans les systèmes éducatifs centralisés, la technostructure semble en décalage avec les réalités de terrain et on peut légitimement s’interroger sur sa capacité à proposer des réponses adaptées aux évolutions des besoins des élèves et de l’environnement éducatif. Pour beaucoup, c’est l’existence même de la technostructure qui questionne. Lors de la massification de l’enseignement, les organes de technostructure se sont multipliés pour répondre à de nouvelles attentes. Faute de décentralisation, les systèmes éducatifs se sont dotés d’une technostructure complexe génèrant une pensée cloisonnée (un organe pour un type de problématique) et n’étant plus en mesure d’appréhender l’ensemble des interactions entre les variables du système. Pour beaucoup de chercheurs, les technostructures sont devenues des freins au changement car leur univers de référence est restreint (mauvaise appréciation de la complexité) et obsolète (mauvaise anticipation du futur).
Haro sur les prescriptions descendantes
Beaucoup d’études montrent que la pensée exogène descendante (top-down) ne parvient plus à diffuser le changement auprès des acteurs de terrain en établissement scolaire. Ceux-ci n’en perçoivent pas l’intérêt et ne la reconnaissent plus comme légitime. Pour les enseignants, le changement procédural porté par la technostructure, par le biais de nouveaux dispositifs préconstruits, ne fait pas sens. Les prescriptions leur paraissent déconnectées des réalités du terrain. Le changement n’est pas compris et les réticences sont fortes pour le mettre en œuvre. Ne voyant pas l’intérêt des prescriptions, qui viennent souvent déconstruire les dispositifs élaborés localement, les enseignants ne cherchent pas à se coordonner entre eux pour modifier leurs pratiques. Le décalage entre leur perception personnelle des problématiques éducatives et les dispositifs pédagogiques proposés par la pensée exogène les conforte dans leurs perceptions et leurs pratiques. Apparaît alors le phénomène du découplage, d’autant plus fort que les systèmes éducatifs sont centralisés : pour les enseignants, la technostructure n’est pas légitime et ses prescriptions sont ressenties comme une atteinte à leur métier.
Construction pédagogique collective
La tendance lourde d’évolution des systèmes éducatifs, portée par les recommandations des organismes internationaux, est à la suppression de la technostructure et à une approche du changement par la pensée endogène. Le changement devient majoritairement le fait des établissements scolaires eux-mêmes et de l’activité de réseau qui les rassemble sur des problématiques communes. Il s’agit de pénétrer la boîte noire des pratiques pédagogiques. Pour obtenir l’engagement des acteurs, il semble opportun de les associer au processus de changement. Le changement attendu est un changement de culture professionnelle et non une restructuration institutionnelle des procédures. La logique de l’institution évolue vers une posture d’incitation et non de prescription. La posture est celle de l’accompagnement plus que du contrôle. L’objectif est de faire évoluer les représentations des enseignants afin de les amener vers la construction pédagogique collective. Un glissement est alors opéré de la classe vers l’établissement, désormais cellule de base de la construction pédagogique. La concertation pédagogique, les échanges entre pairs, le travail collaboratif, la prise en compte des différentes interactions pédagogiques permettent de renforcer la coordination des acteurs vers un changement au service de la réussite des élèves. Les problématiques sont identifiées collectivement. L’autonomie pédagogique des établissements, les ressources mises à leur disposition et le partage d’expériences permettent une construction pédagogique collective qui va dans le sens de la créativité et de la pertinence des réponses aux attendus éducatifs nationaux. L’organisation devient apprenante : elle utilise son intelligence collective pour s’adapter aux évolutions de son environnement. Concrètement, les établissements disposent d’une réelle marge de manœuvre pédagogique caractérisée par l’existence de moyens non fléchés, par une capacité d’initiative curriculaire et par des temps de concertation collective, permettant la construction pédagogique, pleinement reconnus par l’institution. Les études montrent que la marge de manœuvre optimale se situe entre 15% et 30% de moyens dédiés. En dessous de 15%, un établissement scolaire ne dispose pas réellement d’autonomie pédagogique. Au dessus de 30%, la forte autonomie risque de poser des problèmes d’équité entre établissements scolaires et d’harmonisation des pratiques pédagogiques.
Nouvelles modalités de gouvernance
La suppression de la technostructure, autrefois caractéristique des systèmes éducatifs administrés, pour un glissement de la logique institutionnelle vers l’incitation et l’accompagnement, nécessitent de mettre en place de nouvelles modalités de gouvernance de l’éducation afin de susciter et d’encadrer les modalités du changement endogène par les établissements scolaires. Concrètement, en supprimant la technostructure et l’univers normatif qui l’accompagne, les systèmes éducatifs doivent repenser leurs modalités de gouvernance. Une formulation schématique indique que le rôle du niveau central doit évoluer de concepteur/préconisateur/contrôleur à stratège/facilitateur/évaluateur. En premier lieu, les autorités éducatives doivent se départir d’une perception qui les conduit à envisager le changement de façon exogène, pour se mettre en posture de facilitation plutôt que de prescription. Leur rôle premier est de définir les attendus éducatifs dans un souci d’intérêt général. En cela, elles sont amenées à faire émerger une vision partagée pour l’éducation, à ancrer l’action éducative dans les valeurs et les principes qui fondent le service public.
Pour les systèmes éducatifs qui se départissent de l’univers prescriptif, le changement n’est plus porté par des politiques éducatives centralisées mais par une stratégie éducative globale impliquant tous les acteurs. La posture de facilitation des cadres les conduit à faire émerger des diagnostics partagés et à permettre la construction des activités éducatives répondant aux besoins spécifiques des élèves en fonction des attendus nationaux. Il s’agit de conduire l’action collective. En responsabilisant les enseignants, en les reconnaissant pleinement comme des ingénieurs pédagogiques, collectivement concepteurs des activités pédagogiques répondant aux attendus nationaux, la logique de contrôle n’a plus de sens. Elle laisse la place à celle de l’évaluation : il s’agit de porter un regard sur la façon dont chaque établissement s’est emparé de ses marges d’autonomie pédagogique et sur la façon dont les procédés d’intelligence collective ont permis de construire les réponses adaptées au contexte local.
Stéphane Germain