Dans « Caporaliser, exploiter, maltraiter, comprendre le management des écoles pour mieux lui résister », de Jacqueline Triguel, enseignante et militante syndicale, « rend les coups, alerte, tire l’alarme sur les effets du management toxique à l’œuvre dans les établissements, conséquence de l’entrée du Nouveau public management dans les services publics ». « Le livre cogne » écrit l’historienne Laurence De Cock. « Certains diront forcément qu’il exagère, caricature, écrase d’idéologie un fonctionnement plus complexe qu’il n’y paraît. Mais d’autres pourront enfin poser des mots sur ce qui les empêche de bien travailler malgré l’énergie qu’ils y mettent ».
Il est de bon ton en ce moment de railler l’inertie des enseignants et d’expliquer leur morne mobilisation par le fait qu’ils se contenteraient de ces réformes les confirmant dans leur confort petit bourgeois. C’était peu ou prou l’objet d’un article paru dans le web magazine Frustration, très marqué à gauche et généralement plutôt pertinent sur son analyse du monde du travail, article dé-publié depuis. L’auteur partait de l’ observation de sa propre salle des profs pour élaborer cette critique somme toute assez banale dans le monde de la gauche radicale puisqu’elle se rattache à la critique libertaire et anti-autoritaire qui a toujours accusé l’école de s’adonner à du formatage paramilitaire avec la douce complicité des enseignants. Mais si cette critique pouvait, à bien des égards, faire mouche dans les années 1970, une certaine eau a, depuis, coulé sous les ponts. Une eau bien saumâtre qui ne fait pas grand cas du confort petit bourgeois des un·es et des autres et qui s’abat comme une vague sur l’ensemble des services publics, école y compris. Un ouragan néolibéral. On ne devrait rien avoir à apprendre à la gauche de transformation sociale sur ce sujet, l’ensemble étant bien documenté depuis des années par la sociologie et formant le socle d’une analyse des transformations du monde du travail dont le magazine Frustration comme d’autres milieux sont parfaitement au fait. Mais il semblerait que le travail enseignant n’ait pas encore été complètement intégré à cette grille de lecture dans le monde militant.
Aussi la publication récente d’un petit opus intitulé Caporaliser, exploiter, maltraiter, comprendre le management des écoles pour mieux lui résister, tombe-t-elle à pic pour remettre quelques pendules à l’heure. Publié par l’enseignante Jacqueline Triguel, dans une nouvelle collection éditoriale lancée par l’excellent collectif Questions de classe(s), le livre ne s’embarrasse d’aucun égard vis à vis de l’institution. Il rend les coups, alerte, tire l’alarme sur les effets du management toxique à l’œuvre dans les établissements, conséquence de l’entrée du Nouveau public management dans les services publics. Qu’il s’autoproclame « bienveillant » ou « encourageant », les finalités d’efficacité immédiatement quantifiable de ce management ne peuvent que produire aliénation, épuisement et souffrance chez des agents embarqués dans un projet qui n’est pas celui pour lequel ils ont choisi ce métier.
La démonstration de Jacqueline Triguel, par ailleurs militante syndicale, est implacable. Elle entrelace de nombreux témoignages et des analyses théoriques fournies par la sociologie du travail. Le livre cogne. Certains diront forcément qu’il exagère, caricature, écrase d’idéologie un fonctionnement plus complexe qu’il n’y paraît. Mais d’autres pourront enfin poser des mots sur ce qui les empêche de bien travailler malgré l’énergie qu’ils y mettent. C’est le propre de ce management de transformer la bienveillance en incantation pour camoufler la maltraitance et pointer la responsabilité individuelle de celui ou celle qui la subit. Dès lors le piège se referme sur une profession contrainte à l’obéissance sous peine d’être accusée de défaillance et de se désintéresser du bien-être des élèves.
C’est cette machine perverse que Jacqueline Triguel décrypte méthodiquement. Elle montre comment ce management exploite, vampirise, dépossède les agents de leur expertise et de leur liberté pédagogique pour imposer ses normes de rentabilité. Elle rappelle à fort juste titre l’OPA qui est faite sur la gestion du temps, l’interdiction de décélérer et le tempo de l’urgence qui dicte désormais les politiques éducatives. En confisquant le temps, on interdit la concertation, les moments de partage et la construction d’un collectif. Le nouveau management public se nourrit de la solitude des agents et cette solitude vide le travail de son sens. Ce livre rend justice aux collègues qui souffrent de ces injonctions impossibles parfois jusqu’à n’en plus pouvoir, craquer, partir, voire mourir. C’est pourquoi tout le monde devrait le lire y compris une hiérarchie qui croit sincèrement ne pas huiler la machine. Car même si ce livre fait violence parfois, il procède d’une logique de conscientisation salutaire autant pour ceux qui dominent que pour ceux qui subissent.
Laurence De Cock