Jean-Yves Mas-Baglione, professeur de SES et docteur en sciences de l’éducation, revient sur les programmes de sciences économique et sociale de 2018 (toujours en application). Pour le spécialiste, ces programmes, portés par Philippe Aghion , sont « prescriptifs » et limitent de « façon drastique la liberté pédagogique des enseignants », en plus de leur lourdeur… Il fait le point pour le Café pédagogique.
À la rentrée 2023, le ministre de l’Éducation (MEN) a refusé d’alléger les programmes de SES comme le demandait l’APSES. Cette année, les professeurs de SES doivent donc traiter l’ensemble des 12 chapitres du programme soit 5 chapitres en plus, ce qui correspond à une augmentation de 70 % des contenus à enseigner alors qu’ils ne bénéficieront que de 30% de temps supplémentaire. Cette décision du MEN va les obliger une fois de plus à bachoter et à bâcler certains chapitres pour boucler impérativement ce programme. Mais leur lourdeur n’est pas le seul problème que posent les programmes de l’enseignement de spécialité de SES en terminale, programmes qui en raison du COVID et des dates du bac placées en mars l’an passé, n’ont jusqu’à présent, jamais pu être appliqués dans leur intégralité depuis leur réforme en 2018.
Alors qu’ils avaient déjà été réformés en 2010, les programmes de SES ont en effet été réécrits en 2018, dans le prolongement de la réforme du lycée de J.M. Blanquer et de Pierre Mathiot. Ces nouveaux programmes ont été rédigés par un groupe d’experts dirigé par Philippe Aghion, professeur d’économie au collège de France et proche en 2017 d’Emmanuel Macron, afin de répondre aux multiples critiques formulées par les lobbys patronaux contre l’enseignement des SES. Ces nouveaux programmes comportent 12 chapitres : 6 chapitres d’économie, 3 chapitres de sociologie, 1 chapitre de science politique et 2 chapitres dits de « regards croisés ». Chaque chapitre est composé de 4 à 5 objectifs d’apprentissage (OA) qui indiquent de façon très précise le contenu de ce qui doit être enseigné. C’est donc un programme très prescriptif qui limite de façon drastique la liberté pédagogique des enseignants ; ces derniers doivent impérativement traiter tous les OA puisque chaque sujet du bac renvoie à un OA particulier.
Ces nouveaux programmes reposent notamment sur le principe du cloisonnement disciplinaire, autrement dit, il ne s’agit plus, comme dans les anciens programmes, de croiser les différentes sciences sociales, pour étudier un objet particulier ( le chômage, la croissance, la famille) mais à l’inverse, selon les défenseurs des nouveaux programmes , « il s’agit de transmettre aux élèves des concepts, méthodes et problématiques essentiels issus des disciplines universitaires de référence : la science économique, la sociologie et la science politique. Dit autrement, une discipline qui arme les élèves intellectuellement en leur transmettant une connaissance savante, robuste et émancipatrice ; une discipline qui met les élèves dans une authentique activité intellectuelle leur permettant de raisonner en citoyens éclairés dotés d’un esprit critique et d’un outillage conceptuel solide et rigoureux. L’enseignement des SES est exigeant ». Le cloisonnement disciplinaire permettait alors de mettre en œuvre une pédagogie explicite et de lutter contre les inégalités d’apprentissage. Car « En SES, l’une des épreuves au baccalauréat est la dissertation, l’un des exercices les plus difficiles. Comment l’évaluer s’il n’existe pas un cadre très précis des savoirs attendus qui doivent être mobilisés pour proposer une réponse argumentée et scientifiquement fondée à la question posée ? C’est un secret de polichinelle que de dire que les enfants de milieux culturellement bien dotés réussissent mieux ce type d’exercice, notamment lorsqu’il repose sur une pédagogie invisible. La pédagogie explicite permet de lutter contre les inégalités ». Enfin ces programmes auraient aussi le mérite d’être axiologiquement neutres car « la politisation de la discipline a de grandes chances d’accentuer les inégalités d’apprentissage. Les élèves issus de milieux sociaux fortement dotés en capital culturel et proches de la culture scolaire décoderont les implicites cognitifs, percevront les véritables enjeux de savoir et distingueront discours scientifique et jugement de valeur. Ceux issus de catégories défavorisées qui n’ont pas d’affinités avec l’école mettront sur le même plan énoncé scientifique et discours normatif, seront les premières victimes des malentendus d’apprentissages et, in fine, n’apprendront rien. Pire encore, ils s’imagineront qu’en SES on peut affirmer tout et son contraire ». Les nouveaux programmes de SES seraient donc, selon leurs partisans, à la fois plus explicites, plus exigeants et plus respectueux de la neutralité axiologique. Or ces assertions sont plus que discutables.
Cloisonnement disciplinaire et pédagogie explicite
En effet, si le souci des défenseurs des nouveaux programmes de fixer « un cadre précis des savoirs attendus » afin de rendre explicites et visibles les savoirs que doivent mobiliser les élèves dans leurs devoirs est tout à fait légitime, affirmer, comme ils le font que seul le cloisonnement disciplinaire permet de mettre en place une véritable pédagogie explicite permettant de lutter contre les inégalités d’apprentissage, est une assertion qui ne repose sur aucune véritable étude empirique solide. On ne voit en effet pas en quoi une approche par objet empêche de définir clairement les objectifs et les savoirs attendus. On peut en effet très bien croiser les disciplines sur un objet particulier, pratiquer une pédagogie active ou magistrale, avoir pour objectif de « chasser l’implicite » et de transmettre de façon visible et explicite des contenus prescrits.
Affirmer que le cloisonnement disciplinaire permet de mettre en œuvre une pédagogie explicite est de plus tout simplement inexact, car de nombreux OA impliquent la maitrise de notions, d’indicateurs ou de savoirs qui n’apparaissent pas « explicitement » dans le programme officiel, ce qui oblige les enseignants à faire de nombreux détours et de nombreux rappels sur des notions qui n’ont pas été abordées les années précédentes. Enfin certains OA abordent des problématiques qui étaient présentes dans les anciens programmes mais le cadre théorique ou le contexte historique dans lesquels ces problématiques sont apparues ne sont pas évoqués ce qui nuit considérablement à la compréhension des enjeux épistémiques liés à ces problématiques. Ainsi, les grands auteurs (Smith, Ricardo, Keynes) ont disparu de la partie économique du programme !
Un programme déficitariste
De plus, contrairement à ce qu’affirment les partisans des nouveaux programmes, ces derniers ne permettent aucune véritable problématisation et reposent sur de faibles enjeux épistémiques. En effet, notamment en raison du cloisonnement disciplinaire, les sujets du bac sont souvent formulés sous la forme « montrez que », ils ne permettent donc pas d’analyser l’ensemble des enjeux d’une question étudiée. Dans ce type de sujet, on demande aux élèves de n’aborder qu’un seul aspect d’une question. On ne leur demande donc plus de problématiser, ni d’exercer leur esprit critique, mais de simplement décrire des mécanismes économiques ou sociaux. Dans certains sujets, les élèves ont même du mal à échapper à la paraphrase tant les documents sont « explicites ». On en vient même parfois se demander s’il faut vraiment avoir fait 3 ans de SES à raison de 6 heures hebdomadaires en terminale pour pouvoir répondre à certaines questions tant celles-ci sont peu problématisées. Les élèves sont d’ailleurs eux-mêmes surpris par les faibles exigences de certains sujets de bac et s’étonnent du peu de connaissances qu’ils ont à mobiliser lors de l’épreuve.
Ce type de sujet a été illustré par les polémiques provoquées par un sujet en 2021 sur la flexibilisation du travail, jugé trop favorable par certains médias aux thèses libérales. Le CDP-SES, un collectif d’enseignants de SES favorables aux nouveaux programmes, défend pourtant ce type de sujet : « Dans cette partie de l’épreuve, on demande aux élèves de montrer en 2 heures environ qu’ils ont compris des mécanismes présents dans le programme et savent les restituer. Cette consigne permet notamment aux élèves travailleurs et peu dotés en capital culturel de montrer leur connaissance du cours ». Selon ces enseignants, ce type de sujet permet à des élèves « travailleurs mais peu dotés en capital culturel » de montrer leurs connaissances. On attend de ces derniers qu’ils restituent leurs cours, mais ils sont visiblement considérés comme incapables d’exercer leur esprit critique sur un sujet particulier. Ainsi au lieu de proposer aux élèves faiblement dotés en capital culturel des exercices qui leur permettent une « authentique activité intellectuelle », l’école leur propose des exercices sans véritables enjeux épistémiques. On est bien ici au cœur de ce que Jean-Pierre Terrail appelle « le paradigme déficitariste », puisque ces élèves sont d’emblée considérés comme incapables d’aborder l’exercice de la dissertation. Se faisant, l’école renonce à sa mission, elle ne lutte pas contre les inégalités d’apprentissage, elle les entérine.
Un programme axiologiquement neutre ?
Enfin, affirmer que les nouveaux programmes respectent la neutralité axiologique est de toute façon assez paradoxal puisque Philippe Aghion lui-même a reconnu, dans un article du journal « Les Échos » avoir conçu les programmes de SES pour « lutter contre le penser-faux de Mr Mélenchon ». C’est donc pour cela que dans les programmes de SES, ne figurent comme solution à la crise climatique que le retour de la croissance et de l’innovation ce qu’on appelle la « soutenabilité faible ». Certes les politiques climatiques figurent bien au programme de SES, mais évoquer la décroissance, le recyclage, la sobriété ou même la consommation éthique semble visiblement beaucoup trop subversif pour ce professeur d’économie au collège de France. Curieuse conception de la neutralité axiologique que celle qui consiste à ne pas évoquer d’éventuelles solutions à la question climatique sous prétexte qu’elles figurent dans le programme de M. Mélenchon. Max Weber, à qui il est d’usage d’attribuer la paternité du concept de neutralité axiologique, aurait sans doute beaucoup apprécié !
On le voit les programmes actuels de terminale de SES ne sont donc ni explicites, ni exigeants et encore moins axiologiquement neutres. Ils ont à l’inverse, considérablement appauvri et dénaturé cet enseignement en lui fixant des objectifs d’apprentissage souvent confus, peu problématisés et déficitaristes. Voilà pourquoi ils doivent être revus afin de les rendre réellement à la fois ambitieux, explicites et pluralistes.
Jean-Yves Mas-Baglione
Professeur agrégé de SES