La mobilisation des parents contre le choc des savoirs commence à prendre de l’ampleur. A Nantes, de façon récurrente, les parents organisent des opérations « Collèges sans élèves » en retenant leurs enfants à la maison. Preuve de l’ampleur de la mobilisation, sur la seule agglomération nantaise, jusqu’à 11 000 élèves ont pu être absents sur la même journée d’après les associations représentatives des parents d’élèves. Ce type d’actions commencent à naître dans d’autres villes, comme à Tours, en Haute-Savoie, dans la Manche, dans les Hauts-de-France ou encore hier à Paris. A chaque fois, les parents font part de leur mécontentement aux autorités académiques par des messages ciblés. Ces prises de position sont le reflet d’une partie de l’opinion publique qui cherche à exprimer ses plus vives inquiétudes face aux évolutions actuelles du service public d’éducation. Quelles sont ces inquiétudes ? Comment expliquer ce mécontentement ?
La question des valeurs avant tout
Lancé à partir de janvier en suivant un plan média maintenant bien rodé (une intense communication ministérielle d’autojustification précédent l’élaboration des dispositions réglementaires), le choc des savoirs, dispositif abstrait au premier abord, commence à prendre forme. En prenant connaissance de la préparation de la rentrée prochaine, les parents découvrent la traduction concrète de la réalité scolaire à venir. L’idée de regrouper les élèves en difficultés cognitives avec les élèves dyslexiques, les allophones, comme ceux qui ont des troubles de l’apprentissage et tous ceux qui ont des besoins particuliers dans un groupe spécifique ne paraît pas concevable pour la grande majorité d’entre eux. Pour ces parents-là : cela n’est pas possible. Cela n’est même pas envisageable. Pas chez eux. Pas dans le collège où est scolarisé leur enfant. Ce refus catégorique déborde largement les seuls parents d’élèves concernés par le regroupement des élèves à besoins dans des groupes spécifiques. Quand 90% des parents d’un même collège s’opposent au choc des savoirs, c’est bien une solidarité collective qui s’exprime contre ce que certains qualifient de « regroupement de la honte ». Ces parents défendent ainsi des valeurs : ce sont celles de la République.
Au-delà de l’incompatibilité des groupes de besoins avec les valeurs humanistes sur lesquelles repose le fonctionnement normal du système éducatif, beaucoup de parents expriment aussi des préoccupations d’ordre plus personnel. La généralisation des effectifs des groupes à 30 élèves, avec un grossissement marqué pour ceux du niveau de sixième, la dislocation d’une partie du groupe classe dès la fin du mois de septembre et le manque annoncé de professeurs principaux sont des inquiétudes légitimes pour des parents soucieux du bien-être de leurs enfants.
Déni de démocratie
Pour les parents qui ont soutenu les dispositifs pédagogiques locaux dans le cadre des projets d’établissement de leur collège, la mise en place des groupes de besoins, en venant déconstruire toutes ces adaptations pédagogiques locales, est ressentie comme un déni de démocratie. A l’échelle d’un établissement, personne ne veut de ce dispositif conçu sans aucune concertation. Sa mise en place autoritaire vient heurter la construction pédagogique élaborée dans les organes de représentation démocratique au sein des établissements : conseil de la vie collégienne, conseil pédagogique et conseil d’administration. Pour les parents qui prennent le temps de comparer la situation de leur collège avec celle des établissements avoisinants, ce déni de démocratie vient s’ajouter à l’iniquité des moyens. Car si le choc des savoirs est un dispositif national préconstruit s’appliquant à tous les établissements à l’échelle nationale, les moyens associés ne couvrent pas l’ensemble des collèges. Seuls certains d’entre eux ont reçu des heures « fléchées » pour mettre en place les groupes de besoins. Les autres doivent se débrouiller avec leurs moyens propres en rognant sur certaines heures existantes pour financer le dispositif. Ainsi, les parents ont eu tôt fait de découvrir si leur enfant était scolarisé dans un collège « chanceux » (qui bénéficie de moyens horaires dédiés aux groupes de besoins) ou dans un collège « malchanceux » (sommé d’appliquer le choc des savoirs en rognant des heures existantes). Ces derniers vivent très mal la nécessaire disparition des heures d’accompagnement personnalisé, d’EPI ou d’options (Latin, LLCE, DNL) dans le collège de leur enfant quand d’autres établissements n’ont pas cette contrainte. Pour eux, la rupture d’égalité est flagrante.
Des recours en justice pour sauver le service public
Avec le choc des savoirs, les parents les plus déterminés estiment que ce sont les fondements mêmes du service public d’éducation qui sont remis en cause. Ils dénoncent une dérive autoritariste doublée d’un véritable mépris des principes de la décision publique. Beaucoup de ces parents menacent de faire valoir leurs droits en portant l’affaire en justice. Forts d’une récente victoire judiciaire reconnaissant que le non pourvoi de postes d’enseignants par le ministère dans certaines disciplines conduit à une rupture d’égalité du fait des heures non assurées – ce qui est envisagé comme une défaillance de l’Etat nécessitant réparation – ces parents mobilisés s’organisent en collectifs pour exploiter les failles juridiques de la reprise en main autoritaire du service public. Outre l’argument de la rupture d’égalité, celui de la temporalité des actes ouvre la voie à des mises en cause sur le fondement de la responsabilité. En usant à outrance de la communication médiatique, le ministère a demandé à ses fonctionnaires de poser des actes qui n’avaient pas encore de fondements réglementaires au moment où ils ont été pris. Les parents les plus déterminés, souhaitant s’engager dans ce qu’ils estiment être une faille de la décision publique, annoncent vouloir intenter des actions en nullité. Concrètement, de leur point de vue, prévoir dès le mois de février les groupes de besoins pour la rentrée prochaine sur la base d’une communication ministérielle qui n’a pris une forme réglementaire qu’au milieu du mois de mars, est « un manquement majeur au respect des principes de la décision publique ». Pour eux, les fonctionnaires qui ont posé des actes sans fondement réglementaire ont engagé leur responsabilité et vont devoir répondre devant les tribunaux. La répartition des moyens dédiés aux groupes de besoins, notamment, attire particulièrement leur attention. Sans cadrage réglementaire, les modalités de répartition auraient fortement différé selon les académies, ce qui, pour ces parents, constitue un manquement grave au principe d’égalité. Ils annoncent vouloir mettre en cause la responsabilité de ceux qui ont commis de tels actes. Ils annoncent aussi vouloir mettre en cause la responsabilité des chefs d’établissements qui ont préparé une rentrée scolaire sur la base de moyens dédiés (les collèges chanceux) sans fondement réglementaire. Les menaces seront-elles mises à exécution ou s’agit-il d’un simple effet de communication ? Des chefs d’établissements, concernés par une situation tendue avec des parents – qui se posent en défenseurs du service public – sont déjà inquiets. Dans certains établissements, les parents déterminés – dont certains sont des avocats – cherchent à convoquer des conseils d’administration extraordinaires afin de poser un acte, soumis au contrôle de légalité, faisant valoir la primauté des décrets consacrant l’autonomie pédagogique des établissement scolaires sur l’arrêté instaurant le choc des savoirs. Toutes ces menaces, toutes ces annonces de la part de des parents déterminés n’ont pas encore de réponses tranchées et créent de la confusion. A certains endroits, la situation est vécue comme une crise de démocratie qui ne dit pas son nom. Un dilemme, clairement exprimé, commence à naître parmi les cadres de l’éducation. Face à l’ambiguïté des injonctions venant de leur hiérarchie, leur réflexion personnelle les conduit à devoir parfois choisir entre la loyauté envers leurs autorités éducatives ou le respect strict des principes de la République. C’est un dilemme douloureux. Le fait qu’il émerge, que des cadres de la fonction publique commencent à formuler de telles réflexions, atteste de la crise de confiance généralisée qui s’est emparée de notre système éducatif. Une telle crise n’est jamais souhaitable et il est urgent de revenir à davantage de sérénité en instaurant une démarche de construction collective sur la base d’une vision partagée permettant de faire consensus. En un sens, il serait presque souhaitable que les parents les plus déterminés mettent leur menace à exécution car la crise que nous vivons actuellement ne fait que renforcer les clivages et l’incompréhension. L’opposition larvée entre les tenants de l’ordre et ceux qui se posent en gardiens de la République ne fait qu’accentuer le délitement du service public. Sans valeurs communes, sans vision partagée pour guider les actions, c’est la cohésion même du système éducatif qui est menacée. Au stade où se trouve actuellement l’éducation, le pouvoir judiciaire, qui a la capacité de nous éclairer par des décisions ancrées dans les principes de la République, paraît être une des institutions en mesure de lever la confusion.
Stéphane Germain