Alors que le monde enseignant est en ébullition face à la réforme du choc des savoirs, la transformation de la voie professionnelle (TVP), dans une quasi-indifférence, continue son insidieux travail de sabotage des soubassements des lycées professionnels pour le rapprocher du monde de l’apprentissage. Petit tour d’horizon avec des enseignants chargés d’accueillir des apprentis dans des classes scolaires.
Ce n’est pas le départ de Carole Grandjean qui a changé le cap présidentiel d’accueillir de plus en plus d’apprentis dans les lycées professionnels. Diplômé d’HEC et de l’IEP de Paris, son successeur Geoffroy de Vitry fut chef de cabinet de l’ancien ministre du travail Olivier Dussopt. Il a été promu lors du conseil des ministres du 13 mars 2024 comme Haut- Commissaire à l’enseignement et à la formation professionnelle placé sous les autorités de Catherine Vautrin (ministre du travail) et de Nicole Belloubet. C’est donc bien lui qui aura en charge « de coordonner au niveau interministériel les travaux relatifs à l’enseignement et la formation professionnels; et d’assurer le suivi de la mise en œuvre des politiques de l’enseignement et de la formation professionnels » (Décret du 11 mars 2024). Fraichement nommé, sa feuille de route concernant l’apprentissage n’est pas précisément établie, mais le vade-mecum de la mise en œuvre de l’apprentissage à l’éducation nationale est clair. Si «l’objectif n’est pas de transformer le lycée professionnel en centre de formation pour apprentis, [il est] bien de renforcer le lycée professionnel en l’ouvrant davantage vers l’apprentissage » pour entre autres « offrir au lycée professionnel un ancrage encore plus fort dans le paysage de la formation professionnelle et un positionnement ouvert à toutes les formes que peut prendre la formation ».
Mais qu’est-ce que cela change en définitive ? On pourrait peut-être naïvement croire que cela va vraiment « contribuer à la valorisation et au rayonnement de l’enseignement professionnel » et « mieux répondre aux demandes des élèves et de leurs familles » comme le dit le Vade-Mecum ; et aussi fermer les yeux sur le fait que la hausse des effectifs en apprentissage, dopés par les subventions publiques qui ne seront pas éternelles font baisser les chiffres du chômage, mais que finalement elle concerne peu les pré-bac. En fait, il nous semble important de souligner que l’implantation de la culture de l’apprentissage en lycée professionnel contribue à dénaturer un peu plus son fonctionnement.
L’apprenti est un salarié soumis aux lois, règlements et convention collective de son entreprise ou de sa branche professionnelle. Il doit avoir entre 16 et 30 ans mais peut commencer son contrat d’apprentissage à 15 ans s’ il a achevé le cycle du collège. L’élève est sous statut scolaire. L’apprentissage dans les lycées professionnels existe déjà sous la forme des Unités de Formation par apprentissage (UFA). Mais afin « de répondre à l’exigence de la présence d’une offre de formation par apprentissage dans tous les lycées professionnels » la loi de 2019 sur la TVP permet maintenant que des EPLE se déclarent CFA ( centre de formation par apprentissage) ou passent une convention avec l’un d’entre eux. La loi qui porte sur « la liberté de choisir son avenir professionnel » permet aussi de mixer les parcours entre apprentissage et voie scolaire dans la formation de l’apprenant. Iel pourra par exemple commencer sa formation sous statut scolaire et la terminer sous statut d’apprenti tout en restant dans le même établissement. Mais fait plus inattendu, les deux statuts d’apprenant pourront aussi être mixés dans les classes de l’éducation nationale. Selon le vade-mecum, il s’agit donc de développer la pédagogie de l’alternance ! Comment alors gérer l’hétérogénéité des publics, organiser les progressions de cours… ? Nous avons rencontré plusieurs collègues de lycée professionnel chargés de composer avec cette mixité des publics dans leur classe.
Dans l’Indre, au lycée professionnel Pasteur, Claire Seyfriz, enseignante de lettres anglais explique recevoir quelques apprentis en première et un peu plus en terminale dans ses classes de bac pro maintenance des matériels agricoles . « Dans les classes mixtes, même si la plupart des périodes en entreprise des apprentis sont organisées sur les vacances scolaires et sur les périodes de formation des élèves scolaires, il y a quand même un différentiel de six semaines. C’est à dire que les apprentis vont manquer six semaines de cours. Pendant ce temps-là, il ne faut pas oublier que le reste de la classe continue à travailler. Chez nous, les apprentis vont manquer une semaine voire deux semaines de cours d’affilée et jamais plus. Du coup ça demande une surcharge de travail pour les apprentis. On fonctionne beaucoup par Pronote, sur lequel on met beaucoup de choses. C’est aux apprentis de gérer leur retard. Mais par exemple en terminale bac pro, il ne reste que trois élèves sur la classe de 18. Il y a donc 15 apprentis dans la classe. Et donc l’inconvénient, c’est que quand les apprentis sont en entreprise, on ne peut pas vraiment avancer sur les cours et notamment en matières générales. Donc au final c’est toute la classe qui perd six semaines de cours pour préparer aux épreuves du bac ».
Même constat pour Dimitri Vial , professeur de lettres Histoire au lycée Pierre Colon de Néronde (42) qui a dû revoir le contenu pédagogique de ses cours afin de s’adapter à la mixité des publics. « En lycée pro, on a fait le choix, nous, de dire très clairement, que ceux qui peuvent être apprentis sont ceux qui auront déjà fait un CAP avant. Ou alors, il faut que ce soit des bac pros mais qui ont vraiment un certain niveau en termes de résultats mais aussi en termes d’autonomie. Parce qu’on se rend bien compte d’une chose, c’est que ce système d’apprentissage a forcément provoqué un véritable décalage. C’est-à-dire que les élèves qui passent la moitié de l’année dans l’entreprise, voire plus parfois, ne vont pas suivre les cours de la même façon. Et on les connaît, nos élèves : ils disent qu’ils vont rattraper, qu’ils vont faire le travail qu’on leur envoie, mais la plupart du temps, ils oublient. C’est même quasiment une règle. Donc, on sait pertinemment que ça va provoquer un vrai déclassement dans les matières générales. Par contre, ils pratiquent toute l’année les matières professionnelles. Là, ils vont gagner une certaine aisance. En ce moment, j’ai deux de mes élèves en terminale qui sont en apprentissage. Ils font plutôt preuve de bonne volonté quand ils sont là. Ils ont des projets d’avenir et veulent aller en BTS. Leur projet tient la route. Mais quand ils ne sont pas là, le travail n’est jamais rendu et quand ils arrivent, ils n’ont pas rattrapé le cours. Donc, ils ne comprennent pas là où on en est. Et moi, je ne peux pas m’amuser à aller couper la classe. Parce que nos classes de lycée pro, ce n’est pas non plus des élèves qu’on peut laisser tout seul en autonomie pendant une demi-heure, trois quarts d’heure. Certains ont besoin d’être rassurés, d’autres, surveillés, d’autres encore ont besoin qu’on leur apporte du grain à moudre parce qu’ils sont vite perdus, parce qu’il y a tel ou tel mot qu’ils ne comprennent pas. Donc, je ne peux pas m’amuser à laisser le reste de la classe en autonomie pour m’occuper de ces deux-là et les aider à rattraper petit à petit . Pour ce qui est du cours en lui-même, je l’ai rédigé et je leur donne ou je le mets sur Pronote. Donc, au moins, ils ont une base. Je sais qu’ils ont au moins ce filet de sécurité pour les aider à se raccrocher. J’ai quand même revu mes évaluations pour tester davantage les connaissances. Ce n’est pas la panacée. Mais cela me permet de voir s’ils ont tout simplement lu leur cours et révisé un petit peu. Et puis, quand ils sont à distance, là, je ne peux pas leur donner ce genre de travail parce que ça ne sert à rien. Ils m’ont déjà rendu plusieurs fois des travaux de français type bac produits par intelligence artificielle. En croyant qu’ils n’allaient pas se faire prendre. Là, j »avoue que je sèche pour l’instant pour trouver quelque chose qui soit tout simplement formateur en vue de l’examen et en même temps qui puisse vraiment s’adapter au fait qu’ils sont loin et qu’ils ne peuvent pas suivre ce que je leur dis vraiment ».
Au lycée agricole de Loches (37), géré par la structure des apprentis d’Auteuil, Eloïse Bremond -qui enseigne les sciences et techniques d’aménagement de l’espace à des CAP agricoles jardinier paysagiste et des classes de bac pro aménagements paysagers, explique que l’apprentissage a été proposé il y a quatre ans parce qu’il « y avait une vraie demande et nos publics et profils de jeunes ne correspondaient pas à une structure qu’on trouve un petit peu plus loin et qui offre les mêmes formations». Les équipes de l’établissement ont donc choisi d’offrir de l’apprentissage dans un milieu rural où la mobilité des jeunes est parfois difficile. « Cependant, il ne fallait pas qu’on ait les vases communicants et qu’on mette en péril nos classes qui sont financées par le ministère de l’agriculture au détriment des classes d’apprentissage. Si demain on perd tous nos moyens auprès du ministère, c’est aussi dangereux pour la structure. Donc on a préféré ouvrir l’apprentissage à cinq élèves par classe (sur des effectifs de 15 en moyenne) pour sécuriser le financement de nos classes », explique-t-elle. Dans son établissement , les bac pro alternent entre 15 jours en classe et 15 jours en milieu professionnel, tandis qu’en classe de CAP les apprentis alternent leur cursus entre une semaine en milieu scolaire et 3 semaines en milieu professionnel. « Pour nous se posait la question d’arriver à mener des progressions pédagogiques pour lier les deux publics. Nous avons eu une formation à la modularisation au sein des disciplines mais aussi pour pouvoir mettre en lien les différentes matières entre elles. Le but étant de travailler sur des thématiques communes afin de créer du sens entre les matières générales et professionnelles . Il n’y a pas d’avancement de référentiel quand les apprentis sont absents. Concrètement, j »ai pris mon référentiel, que j’ai découpé en 12 modules, pour le dire grossièrement. Chaque enseignant a fait ça dans sa matière respective en essayant de se rattacher un maximum à des thématiques professionnelles qu’on a choisies. Mais tout ne se rattache pas aux matières professionnelles. En théorie, on nous a dit que tout devait avoir du sens et de la cohérence. Et dans l’idéal, on travaille ensemble. Moi quand je fais l’histoire des jardins et la typologie des jardins, je vais avoir la prof de français qui va travailler sur des textes ou des interprétations de tableaux sur les jardins. Mais c’est plus difficile avec d’autres thématiques d’histoire-géographie par exemple ».
La formation par l’apprentissage est assez développée dans certains secteurs professionnels comme la coiffure. Au lycée André Sabatier de Bobigny, Jérome Piques, enseignant de lettres histoire, explique que l’ouverture des classes «scolaires » de CAP coiffure à des apprentis a été une volonté de la direction qui craignait la concurrence du Centre de formation « Campus des métiers de Bobigny » très proche géographiquement. L’argumentaire déployé reposait sur le fait que « si nous ne faisions pas de mixité des publics, nous allions perdre des effectifs en classe ce qui allait entrainer des suppressions de postes. Aujourd’hui, nous avons quelques élèves en apprentissage dans toutes les sections ( du CAP à la mention complémentaire) de la filière coiffure. Ils sont dans les salons tous les vendredis et les samedis ainsi que sur les vacances scolaires et durant les périodes de stage (PFMP) des élèves. Comme la législation prévoit deux jours de récupération, les apprentis sont autorisés à ne pas venir en cours les lundis. Du coup, bien entendu, quand on nous l’a vendu, on nous a dit qu’il n’y aurait que des cours de coiffure le lundi et le vendredi. Mais ce n’est pas possible en fait d’organiser de tels emplois du temps sur tous les niveaux. Donc dès la première année de mise en place, il y avait des apprentis qui ont eu des cours qui sautaient, .comme par exemple les heures de PSE placées le vendredi. Comment faire alors pour préparer les apprentis à l’examen ? Cela a une grosse incidence quand même sur la préparation au diplôme. C’est un peu ça les problématiques de la mixité des publics. C’est qu’il y a toujours des cours que l’apprenti ne suit pas en fait , soit partiellement, soit dans sa totalité ».
Même si certaines heures sont parfois attribuées aux apprentis afin de pouvoir les accompagner dans leurs apprentissages scolaires, il subsiste la difficulté de pouvoir les positionner dans l’emploi du temps de la classe. De plus, elles ne semblent jamais assez suffisantes pour pouvoir combler le décalage pris avec les élèves, notamment dans les matières générales, ou les matières à petit taux horaire (comme en PSE ou en Art appliqués). En outre, les classes mixtes révèlent un montage financier un peu complexe (entre dotation pour les élèves et dotation pour les apprentis) qui est scrupuleusement surveillé par les équipes craignant de perdre des moyens. Se pose aussi la question de l’identité professionnelle des enseignants qui doivent assumer des organisation de formateurs (liés au CFA). Au regard de tous les aménagements nécessaires, on peut donc se demander si la mixité des publics dans une classe est une vraie bonne idée pour tous.
Caroline Renson