Comment représenter aujourd’hui au cinéma un viol sans complaisance ni pathos ? Pour son premier film, après plusieurs courts métrages remarqués, la jeune réalisatrice et scénariste bruxelloise Delphine Girard ne s’en tient pas au fait réel qui a inspiré « Quitter la nuit », fiction profonde et dense, explorant les ramifications d’une affaire criminelle dans la complexité de ses dimensions humaines, policières et judiciaires. Commencée avec brio sous forme de thriller angoissant, le récit emprunte à plusieurs genres, du réalisme social au ‘film de procès’, et s’affirme par la subtilité d’une analyse psychologique qui fait la part belle aux contradictions des personnages et aux zones d’ombre. Et « Quitter la nuit », sans mettre sur le même plan la violée et le violeur, préfère cependant tracer une voie, celle de la sororité en particulier, pour réparer les vivants et sortir du désastre.
En pleine nuit, à l’arrière d’une voiture qui fonce dans le noir, une jeune femme au regard désorienté parle à voix basse à une interlocutrice à l’autre bout du portable. Sans connaître encore son nom (il s’agit d’Aly remarquablement interprétée par Selma Aloui), nous comprenons qu’elle se sent en danger. Sous couvert d’un appel à sa soeur, elle entre en conversation à demi-mots avec une opératrice de la police (c’est Anna, jouée avec justesse par Veerle Baetens). Cette dernière prolonge l’échange pour tenter de localiser le véhicule et intervenir. A l’avant, le conducteur fébrile (et alcoolisé) est une connaissance de la jeune femme. Ils viennent de passer une soirée agréable ensemble dans un bar. Gary (Guillaume Duhesne, comédien pertinent) a proposé de la raccompagner. Des mots chuchotés à l’arrière, de l’essor de la détresse féminine à la montée d’adrénaline jusqu’à le passage à la violence extrême que nous imaginons mais dont nous ne voyons rien, l’atmosphère oppressante (à l’avant où Aly a été contrainte de venir s’asseoir après un arrêt sur le bord de la route) nous communique la panique et l’impuissance de la passagère face à son agresseur, à cet homme hors-de-lui, méconnaissable.
Trois points de vue, parti-pris inconfortable de mise en scène
La réalisatrice décide alors, dans un montage alterné des morceaux de vie des trois protagonistes dans l’après-coup du crime commis, d’approcher le viol à travers les ‘points de vue’ de chacun d’entre eux. Parti-pris risqué qui pourrait conduire à minimiser la gravité du crime. Il n’en est rien. Cette mise en scène nous permet de nous rapprocher au plus près de la complexité d’une affaire de viol. Ainsi Aly commence-t-elle par porter plainte dans une confusion psychologique et morale, et une incapacité à définir son rapport au consentement tel que fixé par le cadre policier, la norme médicale ou appréhendé par l’appareil judiciaire. Perte de conscience d’elle-même, trouble durable ou affirmation de sa liberté ? Elle veut retirer sa plainte. En vain. Elle n’ira pas au procès.
C’est là qu’Anna, la policière, sort du rôle auquel ce genre d’affaires la cantonne : elle poursuit l’enquête, décide même d’assister au procès. Et de revoir, après le verdict (et la condamnation du coupable), la ‘victime’ à titre personnel, dans un élan d’empathie et d’affection naissante.
Delphine Girard n’abandonne pas cependant le violeur en plein déni de son acte. Elle nous le montre dans son quotidien fracassé auprès d’une mère aimante (formidable Anne Dorval), prête à croire son fils menteur plutôt que de l’entendre reconnaitre dans un souffle (‘Maman, je l’ai fait’). Et ce glissement progressif du déni à l’aveu, et les coups de poings d’une mère anéantie criant ‘j’aurais voulu ne pas savoir’ donnent aussi la mesure des ravages engendrés par un tel crime. Aussi la cinéaste conduit chaque personnage de cette tragédie à ‘revisiter’ le passage à l’acte pour le violeur, le traumatisme persistant pour la jeune femme violée (et les séismes familiaux consécutifs à ce viol), et le trouble intime déclenché par l’affaire chez l’opératrice de police qui n’a pu éviter que le viol soit commis.
La mise en scène de « Quitter la nuit » nous met dans ‘une position inconfortable’, qui est aussi celle, revendiquée, de la cinéaste elle-même, et nous oblige à regarder en face à la fois l’horreur du viol et l’impérieuse nécessité vital de trouver des voies pour en sortir.
Au diapason de la fiction jouant sur des variations de lumière et quittant la nuit pour l’éclairage doux et ouaté d’une fête, sans hommes, entre femmes joyeuses et enfants rieurs, nous avons besoin d ‘adhérer au credo optimiste de Delphine Girard : ‘La sororité agit dans ma vie et dans celle des personnages comme un antipoison’.
Même si le combat collectif des femmes contre les viols et les agressions sexuelles ne saurait s’y réduire.
Samra Bonvoisin
« Quitter la nuit », film de Delphine Girard-en salle actuellement