Génie célébré à travers le monde, Shakespeare est-il véritablement l’auteur de l’œuvre qui lui est attribuée ? Depuis plus de deux siècles, cette question passionne la recherche, tant il apparait peu vraisemblable que cet inconnu des milieux littéraires à son époque, si peu cultivé, ait pu produire une œuvre d’une telle puissance. Alors, who’s who ? Dans Mary Sidney alias Shakespeare, Aurore Evain, spécialiste du matrimoine littéraire, nous invite à « chausser de nouvelles lunettes » pour envisager que l’homme de Stratford soit en réalité la femme de Pembroke. Transformée en espiègle Miss Marple so british, l’autrice tricote et détricote dans cet essai publié aux éditions Talents hauts, une enquête passionnante d’érudition, pour collecter, dans un puissant faisceau d’indices concordants, éléments à charge, coïncidences troublantes et pièces à conviction…
Comment en vient-on à se passionner, comme vous l’avez fait, pour l’histoire de « Mary Sidney, alias Shakespeare » à laquelle vous avez aussi consacré un spectacle théâtral ?
En plongeant dans le chaudron du matrimoine théâtral… En tant qu’artiste-chercheuse, je m’intéresse aux autrices du théâtre classique depuis 25 ans. Au départ, j’ai la vingtaine, et je mène des études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle à côté de ma formation de comédienne dans les conservatoires de Paris. J’ignore que des femmes ont pu écrire du théâtre avant Marguerite Duras, et personne ne m’informe du contraire au cours de mes séminaires, ou dans les dictionnaires et anthologies de théâtre. C’est donc du côté des premières actrices, qui font leur apparition au XVIe siècle, que je mène d’abord mes recherches dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. Je découvre que certaines d’entre elles ont écrit du théâtre, je tire ce fil, et j’en viens à dérouler l’histoire des 150 autrices de théâtre de l’Ancien Régime. Je réalise que certaines ont connu de grands succès à la Comédie-Française, amplement mérités étant donné la qualité de leurs œuvres. Je les étudie, les édite, les remets en scène avec ma compagnie La Subversive.
Mais il est vrai que face aux couches de doute et de dénigrement qui entourent la réception de ces œuvres depuis des siècles, je butais toujours contre ce mur du génie qui ne serait déclinable qu’au masculin, à travers les « Grands Hommes » de la littérature, tels Molière, Corneille, Racine… et Shakespeare. Quand, dans les années 2010, je découvre l’essai de la chercheuse américaine Robin Patricia Williams attribuant les œuvres de Shakespeare à une femme, je suis donc partagée entre la prudence et une grande envie d’en savoir plus…
On croit tout savoir de Shakespeare ; vous avez recensé pas moins de 4400 ouvrages consacrés à « ses » œuvres et à la question de son identité à la BNF, mais, finalement, que sait-on vraiment de lui ?
Très peu de choses, et rien permettant de le relier aux œuvres sur des bases établies. C’est assez paradoxal : par rapport aux auteurs de l’époque, on possède bien plus d’archives le concernant, mais aucune n’est d’ordre littéraire. Sa biographie tient dans un podcast de 2 minutes, et pourtant certains parviennent à extrapoler et délayer jusqu’à obtenir des centaines de pages, qui sont en fait des descriptions de la vie théâtrale à l’époque élisabéthaine plutôt que des faits concernant notre homme. Pour résumer, William Shakespeare (dont le nom, dans les 6 signatures conservées, n’est jamais orthographié ainsi) est né dans le village de Stratford-sur-Avon, sa famille était illettrée, aucune trace de son éducation, pas même à l’école du village, ou plus tard dans une université. Pas de liens attestés également de son vivant avec d’autres écrivains ou mécènes de son temps. Les seules archives ont trait à son métier d’acteur (de rôles secondaires), de propriétaire foncier, de percepteur de dîmes, d’actionnaire et d’homme d’affaires assez véreux, mais habile à faire fortune, évoluant dans l’entreprise du spectacle vivant alors en plein essor.
Pourquoi, à partir de ces éléments, peut-on avoir de sérieux doutes sur le fait qu’il puisse être l’auteur de l’œuvre qui lui est attribuée ?
Ces éléments entrent en totale contradiction avec le portrait-robot de la personne à l’origine de l’œuvre shakespearienne, tel qu’il se dégage à la lecture : à savoir une personne polyglotte, extrêmement érudite, tant sur le plan littéraire, philosophique que politique, férue d’alchimie, de musique, pratiquant la fauconnerie, appartenant à la grande aristocratie ou la fréquentant de très près, ayant voyagé, favorable à l’émancipation féminine, etc. Notre William de Stratford-sur-Avon ne remplit aucune des cases.
Face à cet homme au génie célébré à travers le monde, mais en réalité inconnu des milieux littéraires à son époque, et peu cultivé, on trouve Lady Mary Herbert Sidney, comtesse de Pembroke, femme aujourd’hui peu connue du grand public, mais extrêmement célèbre et très influente à son époque, notamment dans les milieux littéraires. Quels principaux éléments en font une candidate idéale à l’auctorialité de l’œuvre « shakespearienne » ?
A l’inverse, cette autrice correspond en de nombreux points au profil de cette personne : issue de la haute aristocratie, elle est l’une des femmes les mieux éduquées de son temps. Elle possède une bibliothèque de plus de 5000 ouvrages, parle plusieurs langues, a un laboratoire d’alchimie, pratique la musique, la fauconnerie… et développe le plus grand cercle littéraire de l’histoire anglaise. Elle consacrera sa vie à la production de grandes œuvres en langue anglaise : projet ambitieux, car l’anglais n’était pas alors considéré comme une langue de premier plan. Elle est aussi la première femme dans son pays à faire éditer une pièce en anglais traduite du français : sa tragédie Antoine sera une source d’inspiration pour ses contemporains et servira de modèle à l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. Elle est la première autrice à ne pas s’excuser de publier ses œuvres.
Une multitude de coïncidences troublantes entre la vie de Mary Sidney et l’œuvre Shakespeare renforcent, semble-t-il, aussi cette thèse ?
En effet, des coïncidences liées aux évènements de sa vie établissent une étonnante synchronicité avec l’œuvre shakespearienne. Beaucoup de sources qui ont inspiré les pièces nous ramènent également à elle : soit elle les a écrites, soit elle les possédait dans sa bibliothèque, soit quelqu’un de sa famille ou de son entourage proche en était à l’origine… Parmi ces faisceaux d’indices, citons deux exemples parmi des dizaines d’autres : la grotte décrite dans la pièce Cymbeline ressemble trait pour trait à celle de son château de Pembroke. Quant au château d’Elseneur, au Danemark, où se déroule l’action d’Hamlet, avec des descriptions précises de son architecture, son médecin y séjourna, ainsi que l’époux de sa nièce.
Mary Sidney or not Mary Sidney, de nombreux éléments présents dans l’ensemble de l’oeuvre théâtrale laissent penser que celle-ci a été écrite par une femme, à condition de « chausser de nouvelles lunettes », de « libérer nos classiques du regard masculin », pour reprendre l’expression de Jennifer Tamas autrice d’Au NON des femmes. Comment ce female gaze se manifeste-t-il ?
A travers la représentation de femmes puissantes, au caractère affirmé, et la mise en valeur de la solidarité féminine. Les pièces shakespeariennes remportent aisément le test de Bechdel-Wallace. C’est aussi une œuvre qui accorde une place importante au travestissement féminin, permettant aux personnages féminins d’agir librement, hors des limites que la société leur imposait. Enfin, l’œuvre shakespearienne est traversée par la question de la « querelle des femmes », ce long débat sur l’égalité entre les sexes qui agitait déjà l’Europe à l’époque, à travers traités, pamphlets, œuvres de fiction, et sur tous les tons. La personne à l’origine de ces pièces prend manifestement parti pour les femmes et dénonce les agissements des masculinistes d’alors, tel Iago, ou les conséquences de la violence des hommes, comme le féminicide.
Ce qui vaut pour l’œuvre dramatique vaut-il aussi pour les sonnets ?
Oui, les sonnets peuvent aussi s’éclairer d’une façon pertinente et nous ouvrir de nouvelles perspectives si derrière le « je », on entend la voix de Mary Sidney, mère et amante. Un roman à clé de sa nièce Mary Wroth permet notamment de réunir les morceaux d’un puzzle mettant en scène Mary Sidney et son amant, de dix ans plus jeune qu’elle, son fils aîné et Wroth elle-même, alors éprise de ce cousin germain. Une sorte de songe d’une nuit d’été entre deux couples naviguant au gré des amours clandestines et malentendus propices à la jalousie.
Mais alors, pourquoi Mary Sidney n’a-t-elle pas publié son œuvre sous son nom ?
A l’époque de Mary Sidney, il était impensable qu’une femme de son rang puisse signer des pièces pour le théâtre professionnel, où même les actrices n’avaient le droit de se produire. Une femme qui publiait était considérée comme une « femme publique » : elle se prostituait en prostituant son nom, qui était aussi celui de son clan. Seules les traductions, considérées comme un genre mineur, leur étaient autorisées. Les choses vont rapidement changer, mais la comtesse de Pembroke est encore à cette période de bascule, où l’on passe d’une culture du manuscrit à celle de l’imprimé. Elle va participer activement à cette mutation, mais pas au point de pouvoir assumer l’auctorialité d’une œuvre politiquement subversive, qui, au mieux, peut lui valoir le bannissement et celui de ses proches.
Dernière question, pour conclure cet entretien, pourquoi est-ce si important d’interroger cette « Authorship question » et ne pas se contenter de dire « Qu’importe qui a écrit les œuvres ! Nous avons les pièces. » ?
Parce que cette question est au cœur de l’œuvre shakespearienne : les apparences trompeuses, la question du masque, du vrai caché derrière le faux, des femmes travesties en hommes, du monde comme théâtre, dont nous ne serions que des acteurices récitant un rôle. Cette question de l’identité littéraire n’est pas anecdotique : elle nous ramène, de façon vertigineuse, au cœur même du projet shakespearien sur la vérité et le paraître, et plus largement encore sur la question existentielle de la création. En outre, elle nous libère « Shakespeare », en décillant notre regard jusqu’à présent biaisé par une histoire littéraire androcentrée : d’autres lectures de ces pièces s’ouvrent à nous, et notre imaginaire autour de la notion de génie peut enfin se décliner au féminin.
Propos recueillis par Claire Berest
Mary Sidney alias Shakespeare – Collection Alias « Essais d’un autre genre » aux éditions Talents hauts