Ghislain Leroy est chercheur en sciences de l’éducation. Dans son livre « L’école maternelle de la performance enfantine », disponible en libre accès, il décortique l’évolution de l’école maternelle. D’une école où « l’important est que l’enfant fasse des expériences qui viennent de lui, et qu’il ne soit pas entravé pour développer ce que nous pourrions appeler aujourd’hui son agency (pouvoir d’agir) dans les années 60-70, nous sommes passés à une école de « la performance enfantine ». Il répond aux questions du Café pédagogique.
Vous opposez l’école maternelle des années 1960-70 où l’approche psycho-affective était de mise à une école ayant une approche « didactique mobilisée pour permettre la rationalisation des apprentissages ». Qu’entendez-vous par là?
Lire les instructions officielles de 1977, c’est se plonger dans un climat très différent de celui d’aujourd’hui. L’idée même que l’adulte impose certaines choses à réaliser à l’enfant est questionnée. L’important est que l’enfant fasse des expériences qui viennent de lui, et qu’il ne soit pas entravé pour développer ce que nous pourrions appeler aujourd’hui son agency (pouvoir d’agir). À l’adulte de créer en amont un espace riche en possibilités ainsi qu’un climat de sécurité affective, que nous associerions à une logique de « care » aujourd’hui. Notons que les pratiques de l’époque n’étaient pas aussi libertaires.
À partir des années 1980, et surtout 1990, les objectifs de l’école maternelle évoluent beaucoup. À ces logiques libertaires d’inspiration psychologique – et psychanalytique en particulier, se substitue l’importance des apprentissages préparatoires à la suite de la scolarité et en particulier aux « fondamentaux » – lire, écrire, compter. D’où par exemple la montée en puissance de la « phonologie », censée préparer à la lecture et l’écriture. Ce climat s’explique par une recherche de « rentabilité » de l’école maternelle, lié à un climat de défiance croissante vis-à-vis des dépenses publiques au niveau même du pouvoir politique. Pour que le coût de l’école maternelle soit justifié, il faut en un sens qu’elle « prouve » son utilité et cette dernière est de plus en plus exclusivement jaugée à partir des résultats scolaires escomptés.
À partir des instructions de 1995, la relation adulte-enfant à l’école maternelle n’est donc quasiment plus pensée que comme une relation enseignant/élève. Cela correspond à une nouvelle hégémonie de la didactique, qui, en un sens, gagne peu à peu à partir des années 1990 la place dominante qu’avait la psychanalyse dans les années 1970. Le maître de maternelle doit désormais être uniquement un « professionnel de l’enseignement », responsable, par son élaboration didactique, de la réussite d’enfants, désormais avant tout conçus comme des « apprenants ».
L’école maternelle ne pourrait-elle pas être une « préparation à l’école élémentaire » et prendre en compte la dimension psychoaffective de l’élève?
Je pense que les instructions de 1977 avaient bien sûr des défauts, notamment celui de croire qu’un enfant bien pris en charge émotionnellement, dans une relation affective secure, serait forcément un enfant qui apprendrait facilement les contenus scolaires. Pour autant, je regrette le fait que dans les décennies ultérieures, la relation adulte enfant ait été réduite à une relation enseignant/élève. Beaucoup de travaux en psychologie notamment montrent que les logiques de care et les ambitions d’apprentissages scolaires ont à marcher dans la main, en particulier quand il s’agit d’éduquer de jeunes voire très jeunes enfants comme c’est le cas à l’école maternelle. Les objectifs d’apprentissage scolaires peuvent d’autant plus se déployer s’ils s’effectuent dans un climat de care d’une part. D’autre part, les logiques de care peuvent donner naissance à des activités non scolaires, qui ont aussi une certaine légitimité. Apprendre à l’enfant à exprimer son soi et sa subjectivité dans une activité d’art plastique n’a pas forcément d’intérêt scolaire, mais l’on peut juger que cela a de la valeur dans une éducation « globale » – qui ne visent pas que le développement scolaire de l’individu. Or, les arts plastiques sont aujourd’hui assez largement réduits à apprendre le graphisme ou les algorithmes plutôt qu’initier à des pratiques créatives ou d’expression de soi.
Du point de vue de la socialisation, vous dites que la maternelle est bien plus proche de l’élémentaire que des institutions de la petite enfance. Est-ce que cela a une incidence sur les élèves le plus éloignés de la culture scolaire?
Comme évoqué, je pense que pour tous les enfants, il est bon que les logiques de care soient présentes, car elles servent le développement global de l’individu. Cela étant, l’évolution « scolarisante » de l’école maternelle pourrait être particulièrement problématique pour les enfants possédant le moins de capitaux et de dispositions scolaires, transmises – ou non – par la famille. Tout le monde n’est pas apte à 2-3 ans à savoir ce que c’est que d’écouter une histoire, calmement, en faisant du lien entre ses différents moments, suivre l’évolution des personnages, etc. Tout le monde n’est pas apte non plus, en toute « autonomie », pour citer une valeur particulièrement incontournable aujourd’hui, à effectuer son travail avec détermination, rigueur, et persévérance. L’école maternelle a tendance aujourd’hui à attendre ces comportements plutôt qu’à les enseigner, car il faut aller vite, et, très tôt, donner à voir les « résultats », si attendus – par l’institution, les parents, les inspecteurs, etc. De telles logiques peuvent tout simplement accentuer les inégalités initiales plutôt que les résorber. On remarquera d’ailleurs que la transformation scolarisante de l’école maternelle n’est pas allée de pair avec une efficacité plus grande du système éducatif français, et qu’il ait des pays mieux classés aux évaluations internationales qui ont des institutions préscolaires – avant 6 ans – bien moins scolaires que notre école maternelle.
Vous évoquez le concept de « performance enfantine ». De quoi s’agit-il ?
Mes travaux ont des liens forts avec la sociologie de l’éducation, mais plus encore avec la sociologie de l’enfance et des enfants. Ce petit champ a notamment pour ambition de s’interroger sur ce que telle ou telle société, ou telle ou telle population dans une société donnée cherche à faire des enfants. Aussi, mon étude de l’école maternelle a une visée en dehors d’elle-même. Elle vise à s’interroger sur ce que nous cherchons à faire des enfants dans notre société, et comment cela a évolué.
Cette notion de « performance enfantine » vise à traduire le fait que depuis les années 1980, l’enfant est davantage « saisi » par des attentes sociales de performance scolaire précoce. Avant les années 1980, le rapport à l’enfant était davantage conceptualisé à partir de notions venues de la psychologie : il faudrait aimer l’enfant, ne pas trop le contraindre, etc. À partir des années 1980 et de plus en plus jusqu’à nos jours, il faut que l’enfant apprenne précocement ce qui est jugé utile pour la suite de son parcours scolaire et social. Nous avons évoqué que cela va de pair avec une responsabilisation croissante des enseignants de maternelle. Mais cette responsabilisation termine inexorablement du côté des enfants également, dont on attend qu’il correspondent à ces nouvelles attentes. Le « bon » enfant est aujourd’hui celui qui dès 3 ans s’intéresse sincèrement voire avec enthousiasme aux contenus d’apprentissage légitimes et joue pleinement son rôle d’élève. Comme le dit la sociologue américaine Annette Lareau, cette logique peut implicitement, du côté des adultes-éducateurs, porter une dimension « frénétique » – le plus d’apprentissages possible, et aller contre des processus de subjectivation enfantine. Ce climat peut également aller de pair avec de fortes attentes de conformations enfantines, indissociables de logiques disciplinaires qui se disent plus ou moins, mais qui sont là – on est réprimandé si on ne correspond pas à cette définition sociale attendue.
Demandons-nous si l’école maternelle prépare à la conformation, voire à l’obéissance sociale des enfants, ou tente de former des enfants-sujets, capables d’avoir un avis et une vie psychique singulière, ambition qui peut passer par une certaine édification scolaire – pour tous et non pour les meilleurs – mais également par des objectifs éducatifs plus larges.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
L’école maternelle de la performance enfantine est maintenant disponible en libre accès ici