Et si les chefs d’établissement avaient toute latitude pour ne pas appliquer les groupes de besoin/niveau tant voulus par le Premier ministre ? Jean-Paul Delahaye, Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire et ancien DGESCO, rappelle le cadre juridique des EPLE (établissement public local d’enseignement) : les établissements scolaires sont autonomes en matière d’organisation pédagogique.
Après beaucoup d’hésitations, la création en 1985 du statut d’établissement public local d’enseignement (EPLE) a autorisé, en les encadrant, des marges d’autonomie substantielles à l’établissement scolaire (collège et lycée). La création du statut d’EPLE répondait à un pari à la fois juridique et pédagogique : permettre à l’établissement devenu juridiquement autonome de prendre des responsabilités pédagogiques accrues dans un cadre qui doit rester national. On doit à la vérité de dire que cette autonomie n’a jamais été vraiment concédée par l’administration centrale du ministère toujours très prescriptive, tous gouvernements confondus, ni d’ailleurs été fortement réclamée par les personnels, c’est le moins que l’on puisse dire. On peine encore, dans les établissements scolaires, à dépasser cette contradiction entre une demande de normes, d’instructions claires et rassurantes, et le besoin d’une liberté de manœuvre et d’appréciation. Or, le statut d’EPLE ne se justifie que par la possibilité d’exercer une autonomie effective, dans un cadre bien entendu défini par la loi. Ainsi, pour le collège, il n’est pas inutile de rappeler que la priorité n’est pas de permettre à quelques-uns de « s’envoler », mais comme le stipule l’article L 332-3 du code de l’éducation (loi du 8 juillet 2013, art 51) de construire du commun entre les élèves : « Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre niveaux successifs ».
Sans autonomie, l’établissement scolaire n’est pas un EPLE mais demeure un service déconcentré. Depuis le décret de 1985 et les nombreux textes règlementaires qui ont suivi, l’expression « EPLE autonome » devrait être considérée comme un pléonasme.
C’est pourtant en oubliant le statut d’EPLE que le ministère a rédigé l’arrêté du 15 mars 2024 (article 4). En donnant des instructions très détaillées sur les groupes d’élèves, cet arrêté considère encore l’établissement comme un service déconcentré, ce qu’il n’est plus depuis près de quarante ans : « Les enseignements communs de français et de mathématiques, sur tout l’horaire, sont organisés en groupes pour l’ensemble des classes et des niveaux du collège. Les groupes sont constitués en fonction des besoins des élèves identifiés par les professeurs. Les groupes des élèves les plus en difficulté bénéficient d’effectifs réduits. Par dérogation, et afin de garantir la cohérence des progressions pédagogiques des différents groupes, les élèves peuvent être, pour une ou plusieurs périodes, une à dix semaines dans l’année, regroupés conformément à leur classe de référence pour ces enseignements. La composition des groupes est réexaminée au cours de l’année scolaire, notamment à l’occasion des regroupements, afin de tenir compte de la progression et des besoins des élèves. »
Le problème, c’est que les visas de cet arrêté citent l’article L 322-2 (partie législative du Code, c’est-à-dire un texte supérieur en hiérarchie des normes à un arrêté), qui traite de l’autonomie de l’établissement : « Des décrets précisent les principes de l’autonomie dont disposent les écoles, les collèges et les lycées dans le domaine pédagogique ». Et il y a effectivement un certain nombre de décrets, supérieurs eux aussi en hiérarchie des normes à un arrêté, qui précisent ce qu’on entend par « autonomie des EPLE » dans le Code de l’éducation.
Par exemple, l’article D 332-5 du code de l’éducation (décret n° 2014-1377 du 18 novembre 2014, art 30), visé lui aussi par l’arrêté du 15 mars 2024, dit clairement que : « Le collège offre, conformément au principe d’inclusion prévu à l’article L. 111-1 et sans constituer de filières, un enseignement et une organisation pédagogique appropriés à la diversité des élèves, afin de leur permettre d’acquérir, au niveau de maîtrise le plus élevé possible, les connaissances et les compétences du socle commun de connaissances, de compétences et de culture mentionné à l’article L. 122-1. L’enseignement repose sur des pratiques pédagogiques diversifiées et différenciées qui visent à permettre à tous les élèves de progresser dans leurs apprentissages et qui intègrent les aides appropriées aux difficultés rencontrées. Ces pratiques sont régulièrement ajustées pour tenir compte de l’évolution des besoins de chaque élève. La mise en œuvre des modalités de différenciation relève de l’autonomie des établissements ».
L’arrêté du 15 mars 2024 vise aussi l’article R 422-2 du Code de l’éducation (décret n° 2016-1063 du 3 août 2016, art 2). Ce décret, qui est la version remaniée de l’article 2 du décret fondateur de l’autonomie des EPLE du 30 août 1985, précise à nouveau : « Les collèges et les lycées mentionnés à l’article L 421-1 disposent, en matière pédagogique et éducative, d’une autonomie qui porte sur :
1° L’organisation de l’établissement en classes et en groupes d’élèves ainsi que les modalités de répartition des élèves ;
2° L’emploi des dotations en heures d’enseignement et, dans les lycées, d’accompagnement personnalisé mises à la disposition de l’établissement dans le respect des obligations résultant des horaires réglementaires ; … »
Enfin, l’article R 421-20 du Code de l’éducation est lui aussi très clair : c’est le conseil d’administration de l’établissement qui est le garant de l’autonomie : « En qualité d’organe délibérant de l’établissement, le conseil d’administration, sur le rapport du chef d’établissement, exerce notamment les attributions suivantes :
1° Il fixe les principes de mise en œuvre de l’autonomie pédagogique et éducative dont disposent les établissements dans les domaines définis à l’article R 421-2 et, en particulier, les règles d’organisation de l’établissement ».
Bref, les textes le disent sans ambigüité, les établissements scolaires sont autonomes en matière d’organisation pédagogique. Dans le cas présent, leurs conseils d’administration devraient donc avoir toute latitude pour organiser les collèges en classes et en groupes d’élèves. Les arguments de fond contre les groupes de niveau ne manquent certes pas mais pourquoi ne pas commencer par réclamer, tout simplement, le respect par le ministère de l’article D 332-5 du code de l’éducation ?
Jean-Paul Delahaye
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire
C’est nous qui soulignons en gras