Jean-Pierre Veran, Inspecteur d’académie honoraire et membre du CICUR (Collectif d’interpellation du curriculum) réagit dans cette tribune, qu’il signe pour le Café pédagogique, au document du gouvernement présentant les futures écoles normales du XXIe siècle voulues par Emmanuel Macron. « On est plus sur le modèle de l’instruction publique que sur celui de l’éducation nationale », écrit-il. « Le ministère a changé de nom en 1932. Quatre-vingt-douze ans plus tard, la démangeaison de l’instruction publique se manifeste à nouveau, à rebours des besoins éducatifs colossaux du 21e siècle.
Le diaporama gouvernemental intitulé « Les écoles normales du XXIe siècle (cycle préparatoire + cycle supérieur) Stratégie de formation et de recrutement des futurs professeurs » dans sa version datée du 13 mars 2024 20 heures ne manque pas d’intérêt.
Il confirme bien que ce qui pouvait sembler une facilité de langage dans les propos du Président de la République tenus à Orange le 1er septembre 2023 appelant à « réinventer les bonnes vieilles écoles normales » a été pris à la lettre par le gouvernement.
Qui dit en effet « école normale » s’inscrit dans la logique exprimée par Lakanal devant la Convention : « Du latin « norma », règle : ces écoles doivent être en effet le type et la règle de toutes les autres ». Et on retrouve bien dans ce document de 2024, l’obsession de la règle et de la réglementation. Dès la première diapositive est posé un principe cardinal : « le parcours sur 5 ans est réglé sur un référentiel de compétences décliné en maquettes nationales avec un degré de granularité très fin ». Maquettes nationales, degré de granularité très fin : comme l’indique la dernière diapo annexe du document, comparant la situation actuelle à celle transformée par les « écoles normales du XXIe siècle », on passe de « pas de maquette définie au niveau national, un référentiel national EN sans contrôle » à « une maquette cadrée au niveau national ». Le document insiste à plusieurs reprises sur le fait que « ce parcours a la particularité de ne pas être piloté dans une composante, mais dans une structure sui generis co-portée MENJ-MESR et dénommée École Normale Supérieure du Professorat ». En termes de gouvernance, les deux ministères reprennent la main et le contrôle aux dépens des universités.
Outre le retour à l’ordre régulé par les ministères, il est important d’examiner de quelle conception des savoirs des enseignants, les « écoles normales supérieures du professorat » sont l’expression. On notera d’une part que l’éducation (le E de INSPE) en tant que telle ne figure plus dans l’appellation : les CPE ne sont pas cités dans le document, sauf dans une note qui précise qu’ « une maquette spécifique est prévue » pour eux comme pour les PEPS.
Pour les savoirs de futurs enseignants, s’applique le « principe des trois parts : 50% académique, 30% pédagogique, 20% terrain », qui se décline comme suit.
Dans le premier degré, l’académique -« français, mathématiques, sciences, LV, HG, Arts, EPS » -, le pédagogique -« valeurs de la République, didactique des disciplines, pédagogie générale » – et le terrain -« stage + connaissance du système éducatif, élèves à besoins particuliers, exploitation du stage ». On notera l’absence de la philosophie dans les contenus académiques, comme si les professeurs de premier degré n’avaient qu’à connaître les savoirs enseignés à leurs élèves, sans avoir sur eux le recul philosophique indispensable. On pourra s’étonner que, faute de relever d’une matière scolaire, les valeurs de la République se retrouvent dans le pédagogique, et la connaissance du système éducatif dans le terrain. On notera surtout que les savoirs académiques sont avant tout ceux qui ont déjà été répertoriés au siècle dernier, et que les grandes questions posées à l’humanité au 21e siècle sont absentes des savoirs attendus des futurs enseignants. On observera l’absence complète d’ambition éducative, réduite aux valeurs de la République incluses dans le pédagogique. Le « principe des trois parts » contraint à une répartition plus que discutable et qui ne prend absolument pas en compte les enjeux du 21e siècle : enjeux climatiques, de développement durable, de protection du vivant, enjeux numériques et informationnels par exemple. Le 21e siècle est aux abonnés absents de cette maquette !
Dans le second degré, on distingue bien nettement les professeurs de collège, lycées et lycées pros (PLP d’enseignement général bivalents) et les PLP d’enseignement professionnel. Pour les premiers, « vérification des connaissances disciplinaires et appréciation de la capacité d’analyse sur les compétences disciplinaires » figurent comme épreuve d’admissibilité, tandis que, pour les seconds, suffit la « vérification des connaissances techniques, technologiques et professionnelles à travers la résolution d’une situation caractéristique de la section ». Quand on recrute des PLP d’enseignement professionnel, on n’aurait donc pas besoin d’apprécier leur capacité d’analyse. Il y a là une conception on ne peut plus datée des savoirs nobles, académiques, opposés aux savoirs techniques.
Pour les formateurs, on retrouve le « principe des trois parts » : on passe selon le document lui-même de formateurs composés aujourd’hui d’ « au moins un tiers d’enseignants du secondaire et d’enseignants de l’université pour les cours disciplinaires » ( comme si les enseignements d’histoire, de philosophie et de sociologie de l’éducation ne concernaient pas les universitaires) à « 1/3 d’enseignants du primaire aguerris choisis par le MEN, 1/3 d’enseignants du secondaire choisi par le MEN, 1/3 d’enseignants-chercheurs choisis par les Universités et le MEN ». On remarquera que la main du ministère ne laisse rien échapper ! Signalons au passage l’abus de langage que constitue l’appellation d’ « écoles normales supérieures du professorat », avec une référence explicite aux écoles normales supérieures (ENS) dont les formateurs ont la particularité d’être tous enseignants-chercheurs.
On observe aussi la détermination gouvernementale à aller vite en besogne. La publication du concours niveau licence aura lieu en mai, le premier concours à ce niveau étant préparé dès septembre et ayant lieu en juin 2025. La fin de la période transitoire est fixée en 2027. D’un concours conditionné à la possession du M2 avec un début de carrière à bac +6, on passe donc à un concours revu à bac+3 avec un début de carrière à Bac +5.
Cette manière de forcer le rythme sur des objets différents, comme « le choc des savoirs » qui porte fortement sur le collège, ou la formation des futurs enseignants, est révélatrice aussi de la fabrique des politiques éducatives en ce premier quart du 21e siècle en France : stratégie que Xavier Pons appelle celle du « puzzle accéléré », « où on avance par petites touches successives sur des dossiers qui, en apparence, sont techniques et déconnectés les uns des autres, mais en fait dessinent un changement profond du système. Mais comme on analyse séparément chaque pièce, c’est seulement quand on a un nombre suffisant de pièces que l’on comprend le paysage d’ensemble. En science politique on parle d’incrémentalisme : on réforme par petits changements successifs. Ce que l’on peut reprocher fondamentalement à cette stratégie, c’est d’esquiver le débat politique de fond sur la politique éducative, transformée pièce après pièce sans que jamais les citoyens ou même seulement leurs représentants ne soient parties prenantes de l’élaboration d’une politique d’ensemble. Outre son aspect antidémocratique, cette stratégie va à rebours de stratégies antérieures quand, serait-on tenté de le dire, au moins les personnels et leurs représentants étalent associés à la prise de décision. Le temps n’est plus à la cogestion, mais à la gestion gouvernementale à la découpe.
Si l’on perçoit dans cette transformation une tentative de faire face à la crise profonde du recrutement, et d’économiser une année de formation avant l’entrée dans le métier, on perçoit surtout dans ces « nouvelles » écoles normales, la volonté du ministère de reprendre le contrôle par de la formation et du recrutement des professeurs, et d’appliquer aux contenus de la formation un modèle daté des savoirs nécessaires à cette formation. On est plus sur le modèle de l’instruction publique que sur celui de l’éducation nationale. Le ministère a changé de nom en 1932. Quatre-vingt-douze ans plus tard, la démangeaison de l’instruction publique se manifeste à nouveau, à rebours des besoins éducatifs colossaux du 21e siècle. Avec les écoles normales supérieures du professorat, le gouvernement entre dans l’avenir à reculons.
Jean-Pierre Véran,
Inspecteur d’académie honoraire
Membre du CICUR