Claude Lelièvre nous rappelle dans sa chronique de cette semaine que parfois des textes réglementaires « a priori défavorables » peuvent permettre des avancées notables. Il prend l’exemple du décret du 15 mars 1924 sur l’enseignement secondaire des filles. « Les unes étudieront les langues classiques et seront conduites au baccalauréat comme leurs frères ; les autres étudieront plus spécialement les matières proprement féminines… Mais horaires et programmes ont pu être organisés de telle façon que même celles qui prépareront le baccalauréat recevront encore leur part de culture proprement féminine ». Et contrairement aux attentes de Léon Bérard, ministre de l’Éducation, « la voie de la préparation au « diplôme de fin d’études secondaires féminines » est presque totalement abandonnée ». C’est une avancée pour les femmes, ce qui était à l’opposé du but recherché…
Alors que nous vivons une période où la difficile réduction des inégalités à l’École affronte des vents contraires, il peut être précieux de noter que rien n’est tout à fait simple ou déterminé d’avance et qu’il peut y avoir des avancées ayant quelque consistance même dans un contexte qui apparaît a priori défavorable.
Cela a été le cas pour une mesure marquante dans le calendrier historique de l’École française, à savoir le décret du 25 mars 1924 qui institue dans les établissements de l’enseignement secondaire féminin, « à côté du diplôme de fin d’études secondaires institué par le loi du 21 décembre 1880 […] un enseignement facultatif dont la sanction est le baccalauréat » – « les programmes de l’enseignement des garçons » devant être « intégralement appliqués dans cet enseignement facultatif ».
On est alors dans une période historique où domine à la Chambre des députés une forte majorité de droite résolument conservatrice (la fameuse Chambre des députés dite ‘’bleu horizon’’). Le ministre de l’Instruction publique Léon Bérard à l’origine de ce décret s’est illustré un an auparavant par la suppression de la section ‘’moderne ‘’ du premier cycle créée en 1902 et qui mettait fin à l’hégémonie de la filière classique dans l’enseignement secondaire masculin (cette section ‘’moderne ‘’ sera rétablie dès le 9 août 1924 à la suite de la victoire du ‘’cartel des gauches’’ aux législatives de mai 1924).
Dans la lettre de justification du décret qu’il a adressée au président de la République Alexandre Millerand, le ministre de l’Instruction publique Léon Bérard n’a nullement glorifié la nouveauté historique introduite, tant s’en faut. Il insiste au contraire plus sur la continuité que sur le changement : « les unes étudieront les langues classiques et seront conduites au baccalauréat comme leurs frères ; les autres étudieront plus spécialement les matières proprement féminines, telles que l’économie ménagère, les travaux manuels féminins, la musique, et recevront, d’autre part, avant le diplôme de fin d’études secondaires, des compléments d’instruction tels que littératures anciennes, littératures étrangères, psychologie et morale . Mais horaires et programmes ont pu être organisés de telle façon que même celles qui prépareront le baccalauréat recevront encore leur part de culture proprement féminine ».
En fait, loin d’être à la pointe de la modernité introduite, le ministre Léon Bérard ne fait que consentir a minima à un mouvement qui s’est mis en branle de fait et qu’il entend seulement ‘’régulariser’’. « J’ai essayé dans cette réforme de répondre au double vœu des familles et de l’université : d’une part, maintenir un enseignement secondaire féminin qui, depuis quarante ans, a fait ses preuves ; d’autre part permettre aux jeunes filles qui le désirent un enseignement identique à l’enseignement secondaire masculin. Ce mouvement des jeunes filles vers les études secondaires masculines, et vers le couronnement de ces études, le baccalauréat, a pris depuis une vingtaine d’années une intensité croissante ; mais nos lycées n’ont pu, jusqu’à présent, employer que des moyens de fortune pour satisfaire au désir des familles ».
Le ministre de l’Instruction publique Léon Bérard veut croire que la nouveauté institutionnalisée sera minoritaire : « mon ambition a été de rendre accessible, d’une part, à une élite d’enfants la culture classique, et d’offrir, d’autre part, à la grande majorité des jeunes filles de nos lycées, qui n’a en vue que la vie du foyer, l’éducation élevée que le législateur de 1880 lui avait destinée ».
Mais la brèche étant dûment institutionnalisée, c’est le contraire qui s’est produit. À la fin de l’entre-deux-guerres, soit une quinzaine d’années seulement plus tard , la voie de la préparation au « diplôme de fin d’études secondaires féminines » est presque totalement abandonnée par les élèves de l’enseignement secondaire féminin tandis que celle de la préparation au baccalauréat est devenue hégémonique. Ainsi peut aller aussi le cours de l’Histoire.
Claude Lelièvre