Alors que la transformation de l’Ecole s’accélère, Xavier Pons (Université Lyon 1) nous invite à réfléchir à la construction de ces politiques. Son ouvrage (La fabrique des politiques d’éducation, PUF) caractérise trois types de fabriques. Qui est aux commandes de ces politiques ? Pourquoi cette accélération ? Quelles conséquences pour l’avenir de l’Ecole, de ses personnels et de la démocratie ? Des réponses dans cet entretien.
Quelle politique éducative pour une société démocratique ?
Alors que l’Ecole vit un chambardement de plus en plus accéléré, aucun livre n’analysait sérieusement la fabrique des politiques d’éducation en France. Xavier Pons comble ce manque. Il montre que trois modèles de fabrique des politiques d’éducation se sont succédé depuis la Libération. Les deux premiers sont assez connus mais X. Pons en éclaire les effets et les enjeux.
La communauté de politique publique est le modèle le plus ancien. C’est celui où le système éducatif est régulé par l’institution, ses experts et les organisations professionnelles, comme les syndicats. Il assure une large autonomie aux acteurs professionnels et une véritable expertise du système. Mais il est peu ouvert aux attentes de la société et résistant aux attentes politiques. Le modèle de la décommunautarisation est apparu en réaction au modèle précédent. Il se traduit par la réappropriation politique des enjeux scolaire aux dépens des acteurs professionnels et l’arrivée de nouveaux experts par exemple internationaux. Associé au New Public Management, ce modèle instrumentalise l’Ecole et augmente les inégalités dans le système éducatif.
Depuis le quinquennat de N Sarkozy et surtout celui d’E. Macron, un troisième modèle s’impose, sans totalement balayer les précédents. X. Pons l’appelle « le puzzle accéléré ». Par de micro-réformes rapides et répétées, ce modèle contourne les résistances et assure une standardisation internationale des politiques éducatives. Poser la question des modèles c’est réfléchir à la mise en œuvre et à ses conséquences. A qui appartient finalement l’École ? Quelles sont les conséquences de ces modèles pour la démocratie et l’avenir des jeunes Français ? Xavier Pons répond à nos questions.
Votre ouvrage analyse les modèles de fabrique des politiques d’éducation. Certaines sont mieux connues comme le modèle bureaucratique de la « communauté de politique publique ». Le modèle néolibéral de la décommunautarisation, poussé par le New Public Management, est assez connu également. Vous introduisez un 3ème modèle, celui du « puzzle accéléré ». De quoi s’agit-il ?
Je convoque ce troisième modèle pour décrypter ce qui se passe depuis 2007 et plus intensément depuis 2017. C’est un puzzle. Donc cela renvoie à une façon de fabriquer les politiques éducatives où on avance par petites touches successives sur des dossiers qui, en apparence, sont techniques et déconnectés les uns des autres, mais en fait dessinent un changement profond du système. Mais comme on analyse séparément chaque pièce c’est seulement quand on a un nombre suffisant de pièces que l’on comprend le paysage d’ensemble. En science politique on parle d’incrémentalisme : on réforme par petits changements successifs.
Enfin c’est du puzzle accéléré. Là on a une dimension qui n’est pas propre à la France. On veut gouverner de plus en plus vite pour surprendre les acteurs du débat public. A la différence des deux autres modèles, on manque encore en France de travaux solides sur cette fast politique.
Nous sommes en plein « choc des savoirs ». A quel modèle le rattacheriez vous ?
Ce qui est intéressant avec ces modèles c’est d’en convoquer plusieurs, de les tester, pour comprendre une réalité qui de toute façon est complexe. Le choc des savoirs ne relève pas a priori de la communauté de politique publique. Mais on trouve des éléments du modèle de la décommunautarisation. Il s’appuie sur des mesures peu portées, si j’en juge par les réactions des syndicats, par la communauté de politique publique. Par contre ces mesures s’adressent à des franges électorales plus larges, celles de la décommautarisation. Enfin il y a la rapidité des annonces, une temporalité qui rappelle la fast politique. Mais ce qui caractérise cette dernière c’est aussi que l’on convoque des solutions à des problèmes identifiés au niveau international. Leur légitimité est portée par des réseaux d’experts internationaux et ces solutions peuvent apparaitre décontextualisées des besoins nationaux. Or, à ma connaissance il n’y a pas de réseaux de ce type qui promeuvent intensément la mise en œuvre de groupes de niveau par exemple. Le « choc » reste donc très centré sur le système éducatif français. On a donc la dimension d’urgence mais pas les autres caractéristiques du puzzle accéléré.
Peut-on dire malgré tout que le couple Macron Blanquer incarne ce modèle du puzzle accéléré depuis 2017 ?
Il faudrait enquêter davantage. Mais à première vue, je pense que oui. Quand on regarde la succession de réformes de l’école primaire depuis 2021 on voit cette logique de puzzle.
L’effacement des ministres, de Ndiaye à Belloubet, est une caractéristique de ce modèle ?
Je ne crois pas qu’on puisse le lier à ce modèle. Pour moi cela renvoie à l’épuisement du système politique français avec un exécutif fort, un parlement peu influent et des responsables condamnés à des annonces de changement. C’est lié aussi au fait qu’il y a des réformes de fond qui continuent indépendamment des ministres. L’enseignement primaire le montre bien par exemple.
Peut-on dire que le puzzle accéléré est un modèle néo libéral mais plus violent que celui de la décommautarisation ?
Tout est dans la façon dont il est appliqué. C’est la dernière pointe du néo libéralisme. Par exemple, on invite les écoles à faire des projets pour obtenir des fonds supplémentaires et on les met de fait en concurrence. La caractéristique du puzzle accéléré c’est l’approche par petites touches sans forcément expliciter les valeurs du plan d’ensemble. A chaque étape on peut récuser la grille d’interprétation des opposants et évoquer le pragmatisme.
Quelles valeurs sont derrière chaque modèle ? Lequel est le plus démocratique ?
Chaque modèle a ses avantages et ses inconvénients en matière de démocratie. Le modèle de la communauté de politique publique est fondé sur le pouvoir donné à certains acteurs, notamment les professionnels. Ceci peut amener des réformes qui entrent plus dans la complexité des enjeux éducatifs. Mais l’intérêt général n’est pas toujours celui de ces acteurs. On en a un exemple à propos des rythmes scolaires. Pour le modèle de la décommautarisation, ouvrir le jeu de la fabrique des politiques éducatives à de nouveaux acteurs, par exemple le Parlement, peut s’avérer plus démocratique. On peut mieux entendre aussi les intérêts de personnes qui souffrent du système et qui n’étaient pas toujours bien pris en charge par la communauté de politique publique. Mais la limite c’est que, comme cela s’accompagne d’une forte politisation, il y a des dérives. C’est ce que l’on voit avec le populisme éducatif.
En ce qui concerne le puzzle accéléré, il permet sans doute de mieux prendre en compte les comparaisons internationales. Mais avec le risque d’une forme de technocratie mondialisée déconnectée de la complexité des contextes locaux, de dirigeants qui offrent des solutions standardisées internationales qui ne marchent pas au niveau national. On en a un exemple avec l’idée de l’autonomie des écoles primaires. En ont-elles vraiment besoin ? A t-on vraiment évalué le plan Marseille en grand ? Certains pays qui ont des écoles autonomes réussissent mieux. Mais est ce que cela améliorerait vraiment les résultats des écoles françaises ?
Quel modèle est le plus efficace pour mettre en œuvre une politique éducative ?
Pour répondre il faudrait des études qui manquent encore en France.
Aujourd’hui peut-on dire qui fait les politiques éducatives ?
Chacun des trois modèle éclaire différemment cette question. Il y a une tendance de fond à la mondialisation de ces politiques avec des solutions qui circulent de plus en plus. Il faut accepter que beaucoup de réformes ne sont pas issues du modèle français. Mais on reste dans un système où le pouvoir exécutif est très important. C’est ce que l’on voit actuellement avec les groupes de niveau. Voilà une mesure qui a été annoncée rapidement, qui ne parait pas reposer sur une forte concertation, qui va à rebours des réformes précédentes et qui va vraisemblablement être mise en œuvre. On voit la force du pouvoir exécutif en France. Il y a aussi des acteurs dont le pouvoir semble augmenter mais que l’on connait peu, comme les think tanks, les consultants. Je m’interroge sur le pouvoir qui reste à la communauté de politique publique même si c’est difficile de faire sans elle.
Vous invitez à mettre davantage en débat les choix de fabrique des politiques éducatives. Pourquoi ?
On attend des responsables politiques qu’ils fixent le cadre et disent comment atteindre l’objectif. Mais ce choix mérite d’être débattu car il a des implications majeures en termes de pouvoir donné à tel ou tel acteur. Chaque modèle a ses avantages et ses inconvénients. Il serait sain d’en débattre au moment de la mise en œuvre plutôt que s’en remettre au charisme des décideurs. Dans cette fabrique qui devient de plus en plus instable, nous avons besoin de nouveaux outils pour construire des repères durables et partagés. Cela peut passer par une charte de bonne gouvernance de l’école ou des conventions citoyennes par exemple.
Propos recueillis par François Jarraud et relus par Xavier Pons
Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ? PUF, ISBN 978-2-13-085404-3, 23€.