Au lycée Ruffié de Limoux, Véronique Gardair – professeure documentaliste – fait régner une « discipline de chantier » dans son CDI. Effractions littéraire, projet Start’up ou encore radio, l’enseignante connue pour mener « des tas de projets pédagogiques de qualité », se découvre dans un magnifique documentaire réalisé par Laurence Kirsch à découvrir en replay sur France 3. Elle raconte son métier aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique.
Professeure depuis 30 ans dans la Haute Vallée de l’Aude, véronique Gardair y a enseigné l’histoire et la géographie, le français et le latin puis la documentation. C’est en 1990, dès la création du CAPES de documentation, que la jeune femme a vu « l’alternative » quelle espérait en matière pédagogique. « J’ai traduit la lettre de mission de l’époque en une proposition d’enseigner différemment et j’ai compris le CDI comme un laboratoire de la pédagogie active à la Freinet ».
Qu’est-ce qu’une prof doc ?
Il a fallu attendre 2017 pour avoir une définition du métier de professeur-documentaliste. Trois missions sont très clairement identifiées : nous enseignons l’information et la documentation afin de doter les élèves d’une culture de l’information et des médias ; nous initions des projets culturels afin de favoriser l’ouverture de notre établissement sur son environnement ; et enfin, nous mettons des ressources à la disposition de tous. Un enseignant donc, expert en traitement de l’information et un médiateur culturel engagé dans des réseaux locaux. Bref, toujours pédagogue, celui qui guide et accompagne – mieux que professeur, maître qui lance d’en haut son savoir au disciple – et souvent médiateur. Le mot est à la mode certes mais pour moi, il a ce sens. Le médiateur créé ou favorise les liens.
Vous avez participé au documentaire « Sans mouvement, pas de lumière ». Comment a commencé l’aventure ?
Chaque année, le CDI est pendant plus d’un mois, la résidence d’un artiste. Dessinateur, plasticienne, peintre, bédéiste, chanteuse, photographe se relaient. En 2015, ce fut le tour de la réalisatrice Laurence Kirsch. Elle a alors découvert ce qu’est un Centre de Documentation et d’Information ou encore Centre de la Culture et de la Connaissance et le métier de documentaliste. En 2022, elle est revenue présenter le documentaire « Emma » qu’elle avait monté avec les lycéens de Ruffié lors de sa résidence. C’est là que l’idée de filmer le CDI du lycée lui est venue. Son titre vient d’une anecdote : un soir alors que nous discutions de ce projet après le départ des élèves, la lumière automatique du CDI s’est éteinte puisqu’elle dépend d’un détecteur de mouvement. J’aurais alors dit à Laurence : « ici, tu sais, sans mouvement, pas de lumière ».
Pourquoi y avoir participer ?
C’est une question que je me suis posée en effet, avant de lui répondre et de concevoir avec elle, ce projet. Le premier intérêt qui me fut évident était de montrer le métier de professeur-documentaliste, ses missions et son quotidien. J’avais alors, le sentiment que son rôle était souvent oublié : par notre ministère qui ne le cite plus depuis Najat Vallaud-Bellkacem ; par nos collègues parfois, qui l’omettent en EMI par exemple ; par les parents d’élèves qui sont restés pour la plupart sur de vieilles représentations ; par nos partenaires hors Education Nationale qui ne le connaissent pas et par les élèves qui le découvrent souvent, allant jusqu’à ignorer que nous sommes « Certifiés et Aptes pour le Professorat en Enseignement Secondaire ».
Le deuxième intérêt que j’y ai vu très vite était de lutter contre le « prof-bashing ambiant ». Puis, la « promotion » de notre petit lycée hyper-rural et enclavé où l’autocensure de nos élèves est sensible, est devenue un nouvel objectif. De manière plus personnelle, clore ma dernière année avant de partir en septembre à la retraite, par ce documentaire, m’a été présenté par plusieurs collègues et proches, comme un aurevoir souriant. Enfin, l’intérêt majeur que je vois maintenant que ce film est fait, c’est de « me regarder pédaler », exercice rarissime et très instructif.
On vous y découvre en professeure aux multiples projets. Parlez-nous de quelques projets. L’effraction littéraire, par exemple ?
L’effraction littéraire n’est pas une invention. Je me suis inspirée de pratiques existantes. Je proposais souvent ce format, en mai lors du « Printemps des poètes » ou dans le cadre de projets que l’on menait autour de la lecture. Ici, l’expérience est née de la rencontre avec un élève, Ryan, désormais étudiant. En classe de seconde, il se réfugiait souvent au CDI et m’avait confié qu’il écrivait des poèmes. Progressivement, il me les a montrés et j’ai découvert qu’il était premièrement, très prolifique et deuxièmement, en grande souffrance. Outre ce qui fut mis en place dans le lycée pour l’accompagner, je lui ai proposé d’exposer ces textes au CDI afin que ses camarades les lisent. Nous les avons ensuite incités à élire leur trois préférés à l’aide de gommettes de couleur. Il a découvert que des jeunes qui ne le connaissaient pas, avaient lu ses textes et émis un avis. Ce fut pour lui, une forme de reconnaissance inattendue voire inédite. Je lui ai alors proposé d’aller un peu plus loin, en entrant dans les classes pour lire ceux qu’il aurait choisis. Nous l’avons fait plusieurs années de suite à sa demande.
Et la radio ?
Avoir un plateau radio dans un CDI n’est pas innovant et beaucoup d’établissements aujourd’hui proposent des projets radiophoniques. Il faut dire que c’est un outil très efficace pour travailler l’oral bien sûr, la voix en particulier sans la pression de son image, mais aussi une forme d’écrit, sans parler de l’apport en matière d’estime de soi, de répartition des tâches, de plaisir d’apprendre et d’éducation aux médias. La singularité au lycée c’est peut-être l’espace que ce plateau offre. Certes, nous concevons des podcasts en classe avec élèves et professeurs ; certes, nous enregistrons des émissions hors classe avec les internes par exemple ; certes, nous sommes régulièrement accompagnés par un journaliste professionnel local ; mais surtout, nous proposons un espace différent d’expression : encourageant des voix posées et calmes, il pousse à une réflexion personnelle, plus authentique peut-être sans tomber dans la confidence intime. Un projet autour du harcèlement y trouve sa place de manière évidente, par exemple. Pour d’autres, il favorise le plaisir de raconter et naissent alors des projets d’histoires à plusieurs voix. Des élèves ont ainsi fait le récit poignant de l’arrestation d’un instituteur résistant dans l’école de leur village en 1943. D’autres encore, y voient le moyen de montrer ce qu’ils savent faire sans être vus. Une élève fan de doublage s’amuse alors à prendre la voix à la perfection d’Omer Simpson, deux apprentis chanteurs s’essayent un soir au micro de la radio…
Y a aussi le programme Start’up ?
Enfin, le programme « Start’up Ruffié » inspiré des week-ends dédiés à l’entreprenariat dans les grandes écoles, s’adresse à plus de cents lycéens de terminale issus de filières générales, technologiques et professionnelles ayant opté pour l’économie en majeure. Le challenge est simple : identifier un besoin sur le territoire et proposer une solution économique viable et innovante, le tout par équipes et coachés par un entrepreneur local et un professeur du lycée. Un salon sous les halles du marché de la ville s’ouvre à la fin de la semaine à tout limouxin de passage, invité à élire les trois meilleurs idées pour le territoire aux côtés d’un jury d’experts. Voilà dix ans qu’une équipe de vingt professeurs et d’autant d’élus ou entrepreneurs locaux, réécrivent ensemble ce programme pour apporter chaque année de nouvelles composantes, accompagnés d’un enseignant-chercheur montpellierain du laboratoire du CNRS « Acteurs-Ressources-Développement-Territoire ». L’impact de cette action est « tentaculaire » dans la mesure où ses effets touchent des domaines que nous n’avions pas soupçonnés. Changer le regard des jeunes à l’aube de leur majorité, sur le territoire, l’entreprenariat, l’enseignement et les élus, bouger les lignes entre monde de l’entreprise sociale et solidaire ou traditionnelle et établissement scolaire, donner du sens aux apprentissages en économie, management, ressources humaines et gestion, apprendre à travailler en équipe, découvrir ses compétences et celles des autres, réfléchir à l’orientation scolaire et professionnelle, créer un réseau sur son territoire, gagner en autonomie, gérer ses émotions et son adrénaline, communiquer et convaincre… Tous ces objectifs sont atteints chaque année avec le plus grand nombre des participants qui sans aucune obligation réelle, est présent du lundi au vendredi sans se soucier des récréations et autre temporalité scolaire. Bref, le documentaliste ici, « prend des initiatives pour ouvrir l’établissement scolaire sur l’environnement éducatif, culturel et professionnel, local et régional » selon les termes mêmes de la lettre de mission de 2017.
Dans ce documentaire, on entend aussi des mots durs, comme cette jeune fille qui déclare ne pouvoir être elle au sein du système scolaire. Sa critique est d’un réalisme acerbe : « on apprend, on apprend sans avoir le temps de réfléchir ». Est-ce que finalement la prof doc, la prof à part, peut aussi avoir ce rôle : permettre aux jeunes de penser par eux-mêmes, d’exercer leur esprit critique ?
Exercer son esprit critique est une des compétences que le documentaliste vise lorsqu’il participe à l’éducation aux médias des jeunes. D’autres professeurs s’y appliquent également, en sciences ou encore en histoire-géographie. Cet objectif est explicite dans leurs référentiels et dans le nôtre.
Cependant, notre place et notre posture favorisent peut-être cet apprentissage. Au lycée, les jeunes viennent au CDI que s’ils le souhaitent. Ils sont nos élèves mais nous n’avons pas de classes appropriées ni d’emplois du temps imposés, ils savent que nous n’allons ni les noter ni évaluer au conseil de classe, notre discipline. Ils nous trouveront dans l’établissement trente heures au moins, presque tous les jours, dans un lieu qui d’emblée, ne ressemble pas à une classe. Nous enseignons mais rarement seuls et toujours avec des professeurs différents ; nous sommes souvent pilotes ou partenaires de projets transversaux, d’activités concrètes ou de rencontres. Voilà beaucoup de singularités qui font de nous, un enseignant hors normes et donc, à leurs yeux, plus enclin à débattre et à enseigner la critique au sens noble du terme.
Qu’avez-vous ressenti en visionnant pour la première fois le documentaire ?
Il est très désagréable, et tout le monde s’accorde à le dire, de se voir et de s’entendre. L’image et le son que l’on renvoie, correspondent rarement à ce que l’on espère ! Passée cette aversion, quatre sensations se sont imposées lors de la découverte du film. L’intelligence des élèves. Loin d’être les bons élèves, tous ceux que l’on voit dans ce film, fréquentent le CDI. Ils donnent tous une image positive de notre jeunesse et en les voyant, en les entendant, on a confiance dans l’avenir. La « discipline de chantier » qui règne dans le CDI. J’adore cette expression née dans la bouche d’un collègue que je ne connais pas mais qui après avoir vu le documentaire, a résumé ainsi, l’ambiance du CDI. Le plaisir que je prends et qu’ils semblent prendre dans ce lieu chaque jour. Comme je le précisais tout au début de cette interview, « se regarder pédaler » est un exercice très formateur. J’analyse encore ce que j’ai vu de « moi au travail » et vois déjà les formations qu’il me faudrait suivre ou qu’il m’aurait fallu suivre !
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Pour visionner le documentaire « Sans mouvement, pas de lumière », c’est par ici et ce, jusqu’au 30 mars.