Existent-ils des lieux dédiés où des femmes disent ce qu’elles taisent partout ailleurs ? Anna Hints, originaire d’Estonie, jeune réalisatrice, artiste-photographe et chanteuse, connaît d’expérience leur pouvoir libérateur : ce sont les saunas de son pays qu’elle filme avec une délicatesse et une patience infinie dans « Smoke Sauna Sisterhood ». Au fil de ce documentaire, Grand Prix international du FIPADOC 2024, entre autres récompenses mondiales, des femmes de toutes générations acceptent de se confient dans l’intimité d’un sauna aux traditions ancestrales. Une cabane en bois, des pierres brûlantes, la grande forêt de bouleaux et l’eau glaciale de l’étang alentour pour des rituels, des paroles et des chants qui dessinent les dimensions les plus personnelles de la condition féminine.
Une splendeur du cinéma documentaire à travers la célébration singulière d’une expérience cathartique d’émancipation.
Dans une forêt d’Estonie, prélude rituel du ‘sauna à fumée’
Premiers plans intrigants, de toute beauté : dans le clair-obscur précédé du souffle d’une respiration, une partie du corps d’une femme, nue et immobile, enlaçant doucement son enfant également nu. Puis surgit le visage d’une femme crispée par l’effort : nous la voyons casser la glace à coups de bâton sans doute pour en rapporter de l’eau. Un plan large et fixe dévoile un petit chalet entouré d’arbres aux branches dénudées ciselées dans la lumière pâle par des particules de neige glacée et, à l’intérieur, dans l’obscurité, une femme, silhouette à peine distincte, ravive les braises d’un feu.
Comme au début d’un conte de fée. Il s’agit en fait des gestes rituels préparatoires à une séance de ‘sauna à fumée’ organisée à l’intérieur de la cabane en bois.
Par touches successives, dans l’obscurité du lieu et de ses jets de vapeur, des plans (la plupart du temps fixes) nous laissent voir des morceaux de corps féminins, parfois lavés à grande eau, parfois frottés avec des gants à même les peaux nues ou fouettés avec des branches de rameaux. Mais l’essentiel- la nature des échanges entre femmes- n’émerge qu’à la faveur d’une lente maturation, au prix d’une respectueuse attention de la part de la petite équipe technique.
Nudités et dévoilements devant la caméra, pouvoir de la parole
Etalée sur une durée de sept années, la réalisation de ce documentaire exceptionnel par la qualité et la profondeur des confidences recueillies s’explique par la méthode retenue : accord de la dizaine de femmes filmées, respect du désir de certaines de ne pas livrer leur visage, suivi et droit de regard sur les plans et le montage final ; sans oublier l’effort demandé au directeur de la photographie (et ami de longue date), Ants Tammik, pour se débarrasser autant que possible des conventions associées au ‘regard masculin’ sur le corps des femmes.
Une nécessité impérieuse tant les témoignages -subtilement assemblés ici, fruits d’une complicité bienveillante et affectueuse entre les participantes de tous âges- font sans cesse référence aux relations avec les hommes, dans la famille, la vie amoureuse et sexuelle.
Ainsi dans l’obscurité et la moiteur de l’atmosphère enfumée, dans le cadrage des corps rapprochés par l’expérience commune, se déploient au-delà de l’espace et du temps présent les épreuves, parfois terribles, de confrontation à la maladie, au viol ou à l’avortement clandestin dans des conditions sordides ; des découvertes, tantôt traumatisantes, tantôt euphorisantes, de la sexualité, souvent en dehors des ‘normes’ transmises de génération en génération, en particulier le salut dans la virginité préservée.
Le sexe, des larmes et des rires
Ainsi, d’une voix timide l’une d’entre elles évoque-t-elle la naissance d’un sentiment inédit : la découverte sidérante de son attirance (et de son coup de foudre) pour une autre du même sexe : une découverte incommunicable alors qu’elle manque des mots pour la nommer…et qu’elle est dans cette ‘zone grise’ où une très jeune fille ne sait pas encore cerner son désir.
Les rires fusent souvent à l’évocation de certaines relations sexuelles avec des hommes grossiers et englués dans leur masculinité au point de demander à leur partenaire d’exprimer leur désir crûment en nommer le sexe masculin. Beaucoup de violences aussi contre les épouses battues par les pères et les grands pères selon des traditions de soumission encore bien ancrées…
Et pourtant, ce n’est pas le dolorisme qui l’emporte mais le geste de tendresse, la caresse consolatrice sur la chevelure mouillée de l’éplorée, les rires partagés au souvenir d’un ébat sans éclat.
Entre profane et sacré, voix sans fard et chants rituels, collectif de liberté
La jeune cinéaste estonienne dit voir les corps ici filmés comme des ’paysages de la mémoire’, associés à quelques beaux visages de femmes suggérés dans la pénombre ou franchement cadrés dans les déclinaisons du jour. Aussi ces corps et ces visages de femmes, tous cadrés avec grâce, nous sont-ils donnés à voir en alternance avec des plans larges, souvent fixes, de la nature environnante : grande forêt et petit étang au loin vers lequel les femmes nues, filmées de dos, se dirigent pour se plonger en riant dans l’eau glaciale et même y faire la planche dans le silence retrouvé.
Parfois, des ciels pâles encombrés de nuages légers apparaissent ou d’autres plans d’ensemble du paysage entourant la cabane du sauna figurent la tombée du jour. Quelques pas de danse esquissés sur un air d’accordéon joué par une jeune femme en manteau et bonnet bleu. Et surtout, des variations musicales étonnantes allant de la musique électronique (Edvard Egilson, et Eeter, nom du trio dont la chanteuse est aussi Anna Hints !) et les chants populaires liées aux pratiques du sauna sacré. Des chants qui expriment la force purificatrice de ce rituel ancestral, sans cesse réactualisé.
Une force extraordinaire dans laquelle puisent ces femmes ordinaires, héroïnes extraordinaires de « Smoke Sauna Sisterhood », avançant en cadence, au rythme des battements de mains sur leurs corps nus, au fil de l’éveil de leurs désirs enfouis, portés par des chants galvanisants, pour conquérir collectivement leur liberté.
Samra Bonvoisin
« Smoke Sauna Sisterhood », documentaire de Anna Hints-sortie le 20 mars 2023 ; Grand Prix international, FIPADOC 2024 ; sélectionné et souvent primé, 70 festivals dans le monde
.