« Docs sur l’Éduc » est un podcast sur la pratique des métiers de l’éducation, en particulier dans les écoles et établissements de l’éducation prioritaire. Il est réalisé à Marseille par Alain Barlatier, documentariste et ancien enseignant. Chaque vendredi « Le café pédagogique » en publie un épisode (billet et entretien audio). Aujourd’hui, le podcasteur donne la parole à Marie-Anna Tsagouris professeure dans une école classée REP+. L’enseignante, parle de son implication auprès d’un public scolaire en difficulté, auprès des familles, de la pression exercée par l’enseignement privé. Elle parle aussi de la diversité culturelle dans une classe de cette ville-monde, du cycle 3 et de la liaison école-collège, de la mobilisation nécessaire pour que toutes et tous atteignent les objectifs à la sortie du premier degré. « Si je croisais au coin de la rue, notre ministre, je l’inviterais à venir dans notre école, passer quelques jours dans nos classes, rencontrer les élèves, les collègues pour mesurer les difficultés mais aussi pour voir tout le côté positif du métier », nous dit-elle.
Marie-Anna Tsagouris est une jeune enseignante travaillant à l’école primaire François Moisson classée REP+ et située dans le deuxième arrondissement de Marseille à la limite du quartier populaire du Panier.
Marseille présente la particularité, par rapport aux autres grandes villes françaises de posséder en son centre, une partie importante de sa population présentant de grandes difficultés sociales. De ce fait nombre d’écoles et d’établissements du second degré font partie des réseaux REP. C’est le cas ici.
L’école François Moisson est une très grande école (400 élèves, 22 classes, 27 enseignants, 13 AEDH, 12 agents municipaux) souvent plus importante qu’un collège de taille moyenne. Elle résulte de la fusion de deux écoles mitoyennes. De ce fait l’administration a supprimé un poste de direction, le directeur n’a quant à lui aucune aide administrative en dehors de sa décharge.
Enseigner n’est pas la première expérience professionnelle de Marie-Anna, elle a travaillé auparavant pendant une dizaine d’années dans le secteur culturel. Chargée de projets artistiques elle assurait le lien entre les différents créateurs dans le but de l’intégration des arts numériques dans les différentes productions. Pendant quatre années et demie, elle a travaillé au Sénégal et au Burkina Faso, chargée de projets pédagogiques et cette fois assurant le lien avec les équipes enseignantes et leurs élèves.
De retour en France et à Marseille, elle interviendra dans des cursus de formation professionnelle, ce qui peut s’apparenter déjà à son futur travail d’enseignante.
En 2019, elle réussit le CRPE, fait son stage à Marseille et obtient une mutation d’abord en tant que Titulaire Remplaçante de Secteur, puis à titre « définitif » à l’école François Moisson.
Travailler par choix en Éducation Prioritaire
« Enseigner en Éducation prioritaire était (et reste) mon choix de départ. Par culture familiale d’abord, ma mère enseignait en ZEP, par conviction surtout. Je travaille dans le 2ème arrondissement et vis dans l’arrondissement voisin le troisième (un des plus pauvres de France NDLR). C’est important pour moi d’être à proximité des familles et des enfants, de les accompagner, les former, leur transmettre ces valeurs que je considère fondamentales. Je suis bien consciente que je ne partage pas les mêmes conditions de vie que bien d’entre eux mais vivre dans le même quartier, avoir en commun certaines difficultés créent une communauté de situations et une compréhension réciproque. Le fait d’avoir voyagé, d’avoir vécu et travaillé en Afrique de l’Ouest, d’avoir connu d’autres cultures m’aide beaucoup dans cette ville-monde qu’est Marseille. C’est passionnant et je me sens utile ».
La relation École-Collège
La classe de CM2 dans le cycle 3 n’est pas spécialement recherchée par les collègues, elle demande, en plus d’une forte mobilisation pour que les élèves atteignent les objectifs pour intégrer la 6ème, beaucoup d’attention auprès des familles qui sont inquiètes de ce changement dans la vie de leurs enfants, de nombreuses démarches administratives, de nombreux échanges avec les collègues qui enseignent au collège et font aussi partie du cycle 3 (CM1, CM2, 6ème). Aussi naturellement Marie-Anna en a hérité quand elle est arrivée dans cette école comme remplaçante et la situation semble parfaitement lui convenir.
« Il est nécessaire d’adapter le niveau de notre enseignement en fonction de ce que nous disent les collègues du second degré, du collège Vieux-Port en ce qui nous concerne. Nous avons parfois des formations communes « les constellations » sur un thème particulier comme la lecture par exemple. C’est rassurant pour nous car le cycle 3 est très important. Il y a une marche importante à franchir entre le CE2 et le CM1. En CM2 nous faisons un travail d’approfondissement. Parfois en 6ème, les collègues reprennent certaines notions que nous avons déjà abordées, tout cela demande beaucoup de concertation ».
La pression permanente de l’enseignement privé
À Marseille, un enfant sur deux n’est pas scolarisé dans son secteur, échapper à la carte scolaire est un souci important chez certains parents et l’école privée qui n’est pas assujettie à la carte scolaire et choisit ses élèves, joue un rôle important et négatif dans l’absence de mixité sociale et scolaire. Les premières fuites vers le privé ont lieu dès le CM1 et continuent après le CM2.
De ce point de vue, public et privé ne jouent pas à armes égales et, ce qui est encore plus scandaleux est que celui-ci fonctionne en très grande partie grâce à l’argent de l’état et de certaines collectivités locales. Les enseignants du public sont pris en otage par ce système quand ils remplissent les dossiers et bulletins scolaires. Signaler un élève en difficulté d’apprentissage ou de comportement c’est d’emblée le « flécher » vers le collège public.
« Les familles sont inquiètes, elles sont très sensibles aux rumeurs. Elles ont peur d’une violence supposée au contact d’autres adolescents. Le fait que la lutte contre le harcèlement soit devenue un sujet important est une bonne chose, mais cela a des effets pervers ; les familles peuvent penser que le harcèlement est le lot commun du collège public. Ce qui est complètement faux évidemment. Nous sommes là pour les rassurer pour leur montrer ce qui se fait de bien, pour inviter des collégiens (les grands frères et grandes sœurs) dans nos classes. Pour parler de ce qui se passe vraiment. Récemment grâce à une action concertée et de longue haleine avec les personnels du collège (profs et principale), nous avons réussi à y scolariser les meilleurs éléments de nos classes. Si nous n’y prenons pas garde, le privé vient faire son marché chez nous et recrute les bons élèves, ce qui crée en conséquence de grosses difficultés pour la suite ».
Il est vraiment nécessaire que l’état change de paradigme sur cette question. Autant la revendication de « l’argent public pour l’école publique » est légitime, autant il est nécessaire dans le contexte de dualité scolaire d’introduire des conditions pour l’attribution des dotations publiques pour un enseignement privé qui est à 96 % confessionnel. Des contraintes de respect de la mixité sociale ET de la mixité scolaire s’avèrent nécessaires pour limiter cette emprise (respect de la carte scolaire, recrutement d’élèves représentatifs du niveau scolaire d’une classe…).
Améliorer le système éducatif public et en particulier l’éducation prioritaire
Toutes les conclusions de la recherche en sciences de l’éducation sont unanimes sur ce sujet : les élèves apprennent mieux quand ils sont en effectifs réduits, quand ils travaillent selon une pédagogie du projet, quand les conditions matérielles sont réunies pour qu’une entraide existe entre eux au sein de petits groupes.
Chaque enseignant·e interrogé·e sur le sujet arrive à la même conclusion « vingt élèves par classe en REP semble être un bon compromis entre la création du groupe classe et l’attention particulière qui doit être portée à l’enfant en difficulté scolaire ».
« Mais pour cela il faut recruter des fonctionnaires formés, pas des vacataires dégotés au dernier moment sur le marché de l’emploi, je n’ai rien contre eux, ce n’est pas le problème », dit Marie-Anna.
Recruter d’avantages de jeunes collègues, revaloriser le métier et l’image qui en est donnée, les payer correctement sont une nécessité. Un·e PE ou un·e certifié·e démarre sa carrière (à bac +5) avec un salaire net de 1771 €. Est-ce vraiment raisonnable ?
Il en est de même pour le temps de travail, les 24 heures devant élèves ne représentent à peine qu’un peu plus de la moitié du temps de travail. Les autres tâches sont soit mal quantifiées (108 heures théoriques sur l’année scolaire), soit invisibles (accueil et relations informelles mais essentielles avec les parents par exemple). Voir infographie ci-dessous.
L’obligation réglementaire de service des enseignants
Contrairement aux autres salariés, le temps de travail des enseignants n’est pas défini sur la base d’une durée hebdomadaire, mais sur la base d’« obligations réglementaires de service » (ORS) fondées sur de nombreuses activités. Dans le premier degré, le service des enseignants s’organise en 24 heures hebdomadaires d’enseignement à tous les élèves et 3 heures hebdomadaires en moyenne annuelle, effectuées sous la responsabilité de l’IEN chargé de la circonscription, soit 108 heures (théoriques) au total consacrées à l’aide personnalisée, aux travaux en équipe pédagogique, aux relations avec les parents, à l’élaboration et au suivi de projets personnalisés de scolarisation des élèves handicapés (PPS), à l’animation et à la formation pédagogique, à la participation aux différents conseils.
Une enquête menée sur le sujet par le principal syndicat du premier degré (30 000 réponses de PE) montre que le chiffre de 108 heures est largement sous-estimé.
Selon le Ministère de l’Éducation Nationale lui-même et selon une enquête de l’INSEE, les professeurs d’école estiment travailler 44 heures par semaine en moyenne (nous sommes bien loin des 35 heures hebdo). Les jeunes collègues – ceux de moins de trente ans – estiment quant à eux dépasser les 50 heures. Ce temps de travail comprend le temps devant élèves, les préparations et corrections, les temps d’accueil et de départ, les différentes concertations, conseils d’école, conseils de cycle, conseil de maîtres, formations pédagogiques …
Infographie (temps de travail des Professeurs d’école) issue d’une étude de l’Insee
Le système éducatif courbe le dos, il est soumis à des vents mauvais mais tient grâce à la motivation de celles et ceux qui le font vivre.
Mais il faudra bien que cela s’arrête. Travailler plus et gagner objectivement moins avec un point d’indice qui évolue de +1,5 % quand l’inflation se situe entre +4 et +5 %, ce n’est pas tenable.
Introduire le salaire au mérite est une pire folie. A fortiori dans un service où les agents ne comptent pas leurs heures et sont totalement au service du public. Cela ne conduirait qu’à mettre les uns en concurrence avec les autres, à casser les collectifs de travail et in fine à réduire l’efficacité du service.
Vouloir avec le Pacte, payer les fonctionnaires sur des tâches supplémentaires alors qu’ils, elles donnent le maximum d’eux-même est une absurdité.
Cette politique n’a pas de sens, si ce n’est celle d’appliquer les règles concurrentielles du secteur privé au public.
Mais laissons le mot de la fin à la collègue.
« Si je croisais au coin de la rue, notre ministre, je l’inviterais à venir dans notre école, passer quelques jours dans nos classes, rencontrer les élèves, les collègues pour mesurer les difficultés rencontrées mais aussi pour voir tout le côté positif du métier, cette énergie transmise par les enfants qui est magnifique. Je lui dirai que l’avenir du pays est là et former les futurs citoyens, ce n’est pas jeter de l’argent par les fenêtres ».
Pour écouter l’entretien intégral de Marie-Anna Tsagouris, c’est ICI
Alain Barlatier
contact : barlalain@gmail.com
Les citations en italique sont extraites de l’entretien.