La vie scolaire est un des piliers du fonctionnement des établissements du second degré. Le Conseiller Principal d’Éducation est souvent le lien entre élèves, familles et enseignant·es. Aujourd’hui, Nicolas Grannec* évoque un incident entre un élève et un enseignant et le rôle qu’il a eu à y jouer.
Il y a quelques jours, je me suis violemment accroché avec un collègue enseignant. Je me trouvai alors dans mon bureau et je m’apprêtai à me rendre à un rendez-vous extérieur. Comme cela arrive régulièrement avec les collègues qui estiment que nous devons être à leur service, même si nous sommes occupés à une tâche, il commence à me parler d’une élève de quatrième qu’il n’avait pas voulu accepter dans son cours à la suite d’un précédent incident. Je lui précise immédiatement ne pas avoir le temps d’en parler avec lui. Il insiste et j’ai vraiment le sentiment que je dois me mettre à sa disposition pour qu’il puisse déverser sa colère. Il enchaîne en me montrant la lettre d’excuse remise par un élève de cinquième qui lui avait fortement manqué de respect quelques jours auparavant. Celui-ci avait, d’ailleurs, été sévèrement sanctionné pour cet incident. Le professeur me dit ne pas être satisfait des excuses formulées et qu’il ne les accepte pas.
Cette lettre m’avait été remise par l’élève qui avait pris le soin de la mettre sous enveloppe au nom de l’enseignant. C’est son père qui l’a aidé à la rédiger. Je l’ai su par son éducatrice. Ce jeune, comme beaucoup d’élèves qui fréquentent le collège, connaît un parcours de vie compliqué. Il est suivi par l’aide sociale à l’enfance et a souvent été balloté entre son papa et sa maman, avec quelques passages dans des foyers. Il relève de l’ITEP (Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique). Un dossier est en train d’être constitué. Ce jeune ne parvient pas à maîtriser ses émotions. Lorsque la colère le saisit, il se laisse envahir et il déverse une logorrhée très fleurie sur la personne qui lui fait face. Il adopte déjà des attitudes, des postures corporelles et un langage issu de la « culture des rues » comme beaucoup d’adolescents de son âge. Cette fascination pour ces codes issus des quartiers défavorisés n’est pas un phénomène nouveau. Dans son livre Microcosme juvénile. Sociabilité adolescente, Pierre Escofet explique : « Par l’opération d’une mimèsis, ces corps empruntent l’essentiel de leurs patrons expressifs et les atours symboliques – le plus souvent agonistiques- qui s’y rattachent aux sociabilités elles-mêmes stylisées des jeunes issus des quartiers défavorisés de l’hexagone ou ceux des ghettos des grandes villes de « l’inner city » américaines. Ces deux références, comme cas particulier du possible de la culture des rues, jouissent d’un tel prestige qu’elles se cristallisent jusque dans les usages juvéniles des corps » (Infolio, 2011, p. 58).
Ce jeune a trouvé une place au sein d’une petite bande qui s’amuse à défier l’autorité des adultes et à créer du désordre, notamment au moment des récréations. L’appartenance à cette bande lui offre tout ce qu’il lui manque dans son existence de collégien : une reconnaissance, de l’estime de soi, du pouvoir et une réputation. C’est d’ailleurs souvent au moment du collège que les bandes se forment, comme le rappelle Thomas Sauvadet : « Les bandes se forment dans la rue mais aussi dans les établissements scolaires, notamment dans les collèges comme l’a montré l’enquête de Benjamin Moignard, période durant laquelle le tri scolaire dévoile sa logique de classe. Difficultés et échecs scolaires rassemblent les (futurs) membres des « noyaux durs » dans les « mauvaises classes » et les unissent dans une culture antisolaire, anti-institutionnelle, anti-intellectuelle, dans la détestation du bon élève, du « bouffon », du « bolos » » (Voyoucratie et travail social. Enquêtes dans les quartiers, Editions du Croquant, 2023, p. 33). C’est justement avec sa petite bande que l’incident a eu lieu. Le professeur a surpris un groupe de quelques élèves à courir dans les couloirs et une violente altercation s’en est suivie.
À la suite du rapport de l’enseignant, le chef d’établissement et moi-même avons reçu ce jeune accompagné de son père et de son éducatrice. Le père ne remet pas en cause le rapport de l’enseignant, mais signale avec ses mots que son fils est stigmatisé par certains de ses professeurs et qu’il se sent donc rejeté. Il souligne aussi les difficultés scolaires de son fils qui n’arrive pas à suivre les cours. Il précise qu’il vient de le récupérer, et qu’il essaie tant bien que mal de le cadrer, mais nous demande du temps pour que cela puisse avoir un effet. L’éducatrice présente lors de l’entretien me signalera, par la suite, qu’effectivement, ce papa, malgré ses difficultés, sait trouver les bons mots pour faire réfléchir son fils. Outre la sanction lourde prononcée, il est décidé lors de cet entretien que ce jeune devra rédiger une lettre d’excuse pour l’enseignant victime de ses paroles blessantes. Le papa s’y engage.
Lorsque je vois le professeur me tendre cette lettre avec mépris, je ressens une profonde injustice, car je sais que le papa a aidé son fils à l’écrire et que ce mépris ne touche pas seulement ce jeune, elle touche aussi ce père. J’y vois là une violence institutionnelle qui me heurte au plus haut point. Le discours de l’enseignant est particulièrement violent et il nie complètement les difficultés sociales et comportementales de ce jeune. Il me précise, d’ailleurs, qu’il n’a pas à accepter en classe un élève qui relève d’une structure particulière comme un ITEP. Il y a une réelle volonté chez lui de rejeter ce jeune du collège, car il n’y aurait pas sa place et exercerait, en plus, une très mauvaise influence sur le reste de sa classe.
De mon côté, je lui déclare qu’à mon sens, il s’agit bien d’une lettre d’excuse, même si celle-ci ne correspond pas à ses attentes. J’ajoute que refuser et dénigrer cette lettre revient aussi à disqualifier ce père dans son rôle d’éducateur. La discussion se termine par des généralisations de sa part sur le manque d’autorité et le désordre qui seraient permanents au sein de cet établissement scolaire. Si je peux comprendre le ras-le-bol de certains professeurs quant à leurs conditions de travail, je m’inquiète de la prégnance de ce type de discours, proche de celui de l’extrême droite, comme le montre très bien Grégory Chambat dans son essai, quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale. Il démontre parfaitement la manière dont l’extrême droite a réussi à construire et à diffuser un discours critique sur le système éducatif repris régulièrement dans l’opinion publique et par certains professeurs. On y retrouve l’idée d’un manque d’autorité et d’une jeunesse qu’il faudrait mettre au pas. La jeunesse populaire est particulièrement ciblée : « Le programme éducatif des extrêmes droites repose d’abord et avant tout sur une politique d’exclusion et de stigmatisation de la jeunesse populaire, qualifiée de « crétine » dans un pamphlet à succès signé Jean-Paul Brighelli (…). C’est aussi l’acharnement contre les familles forcément qualifiées de « démissionnaires » qu’il convient de rééduquer et de sanctionner (…). Il s’agit d’établir une saine sélection et de remettre chacun et chacune à sa « juste » place » (Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, Editions du Croquant, 2023, p. 69). Dans le discours de cet enseignant, transparaît bien cette idée d’une jeunesse populaire qui n’aurait pas sa place dans le système scolaire. De manière insidieuse se cache ici le recours à un tri social qui devrait se faire plus précocement pour ne pas gêner les élèves qui méritent de réussir. Si je ne nie pas les difficultés que pose ce jeune, je ne peux me résoudre à cette idée qu’il faudrait l’exclure du système, dans la mesure où il constituerait une menace pour l’ordre établi. Notre rôle n’est-il pas de l’aider à s’accrocher à son parcours scolaire pour lui permettre de construire un futur ? Au lieu de l’exclure scolairement et socialement, ne faudrait-il pas réfléchir collectivement à des solutions pour le maintenir ? Sanctionner et exclure prennent beaucoup moins de temps et d’énergie que de se poser et de réfléchir à un type de pédagogie adaptée à cet enfant qui a le droit, comme tous les autres, à une éducation.
Nicolas Grannec