Clothilde Jouzeau était venue présenter son projet de coéducation au Forum des enseignants innovants de 2019. Depuis, l’enseignante est devenue chercheuse et a publié un livre « Mettre en œuvre la coéducation en classe » publié aux éditions ESF. « L’ouvrage prend au sérieux la notion de coéducation et montre concrètement comment on peut la mettre en place entre les enseignants et les parents. Loin de la suspicion réciproque qui prévaut trop souvent chez les uns comme chez les autres, l’autrice propose ici, en effet, d’engager un véritable travail coopératif qui permette à chaque partenaire de se savoir utile et respecté. Contre la tentation de délégitimer l’autre en critiquant son rôle néfaste, sa mauvaise influence ou sa compétence insuffisante, il s’agit ici de reconnaître l’autre d’emblée comme un « interlocuteur valable », capable d’entendre les exigences éducatives spécifiques à chaque milieu et de faire alliance avec lui dans « l’intérêt supérieur de l’enfant. « Accueillir », « inviter », « écouter », « intégrer » sont ici les maîtres-mots », a écrit Philippe Meirieu dans l’Avant-propos.
Clothilde Jouzeau est enseignante dans le premier degré depuis une trentaine d’années, de ses premiers stages, elle se souvient avoir découvert que le plaisir d’apprendre n’était pas partagé par tous les élèves. « Ils étaient si différents les uns des autres. Cela m’a conduit à questionner le sens du métier d’enseignante. C’est quoi être enseignante ? Comment donner envie à tous les élèves de s’investir ? Comment organiser le travail en classe ? Comment aménager la classe ? Quelles relations mettre en place avec les élèves, mais aussi avec leurs familles ? Comment faire de l’école, de ma classe a minima, un espace pour tous, dans lequel chacun a envie d’apprendre ». Ces questionnements l’ont conduite à s’engager dans des pratiques coopératives. « Ce sont des rencontres avec des parents, des discussions informelles qui m’ont convaincue de la nécessité de construire avec eux pour impliquer davantage leurs enfants dans leur scolarité. Je leur ai ouvert ma classe, j’ai tâtonné, expérimenté, me questionnant toujours, analysant les journées passées. Seule sans l’être, puisque ATSEM, AVS et parents participaient à ses retours sur activités. Nos regards croisés, chargés de l’histoire de chacun, de son rapport à l’école, de ce qu’il pensait être son rôle était enrichissant. Les enfants aussi s’exprimaient, lorsqu’ils commentaient les photographies du blog, ou lors de la rédaction du journal de classe ». De praticienne en recherche à chercheuse, il n’y a qu’un pas. Et Clothilde Jouzeau l’ a franchi. « Ce livre est un témoignage, celui de mes pratiques, l’esquisse des réflexions que je mène. Il est en quelque sorte le volume introductif d’une recherche sur la place des parents à l’école que je poursuis aujourd’hui encore. La place que l’institution leur accorde, celle qu’ils prennent, celle qu’ils n’occupent pas… » nous dit-elle.
Pour certains, la coéducation, c’est presque un gros mot. Qu’est-ce que c’est finalement ?
L’étymologie du mot est un indice : co- pour cum, avec, ensemble, et éducation, pour éduquer, guider, tutorer, accompagner dehors, plus loin… Mettre en œuvre la coéducation, consiste à tout mettre en œuvre pour aider l’enfant à grandir. Qui mieux que les adultes qui l’entourent : ses parents, ses proches, son enseignant et ses camarades pour l’accompagner dans ce long cheminement ? La coéducation est une forme de dialogue, à l’école, et en dehors, pour accompagner l’enfant/le jeune, elle est d’autant plus efficace qu’elle se fait selon des modalités coopératives. Chacun participe à hauteur de ses capacités, de ses disponibilités, dans le respect de l’autre. Mettre en œuvre la coéducation en classe donne vie aux principes fondateurs d’une école dans laquelle on fait confiance à l’autre, une école inclusive qui fait des différences une richesse commune.
Aujourd’hui j’ai envie de préciser que la coéducation telle que je l’entends n’est pas une forme de guidance parentale, c’est une pratique d’accueil inconditionnel qui favorise l’inclusion de tous. Ce n’est pas non plus chercher à faire de « bons » parents, c’est apprendre à se connaitre et construire ensemble. La coéducation n’est pas une fin en soi, c’est un dispositif qui fait des différences, des compétences et cultures familiales, une richesse commune. Pour finir, elle n’est pas un objectif pédagogique, c’est un fonctionnement en cohérence avec une philosophie de tolérance et de respect, qui inclut tous les adultes qui gravitent autour de l’enfant.
Pourquoi travailler à ce partenariat avec les familles ?
Je réserve le terme de partenariat aux institutions, comme les mairies, les associations, les entités avec lesquelles on signe un contrat. Avec les parents c’est différent, il n’y a pas de contrat, on est dans l’implicite, dans le cadre de relations qui se nouent, de liens qui se tissent. Je parlerai donc plutôt de coopération et de collaboration, de dialogue avec les familles.
Je n’invite pas les familles pour qu’elles assistent à la mise en scène d’une « classe-vitrine ». Je les invite à vivre un moment de classe en tant qu’acteur impliqué. Les parents viennent partager quelque chose qu’ils aiment avec les enfants. L’atelier qu’ils mènent a été pensé ensemble et est intégré aux progressions scolaires. Il est le support d’activités que je décline pour répondre aux attentes institutionnelles. Cette reconnaissance des savoir-faire familiaux en classe, qui sont valorisés parce que reconnus et partagés, permet à chacun de changer de regard sur les autres : les parents sur les enfants, sur l’enseignante, sur l’école, moi sur les parents et les enfants, les enfants sur leurs parents, sur leurs camarades. Pour certains d’entre eux c’est le déclencheur qui leur permet de sortir du conflit de loyauté dans lequel ils pouvaient enfermés.
Les parents qui participent aux ateliers en classes sont des relais avec tous les autres parents. Ils sont des intermédiaires, ils facilitent les échanges avec tous les parents, ceux qui n’osent pas franchir la porte de l’école par manque de temps, par peur… Ils peuvent les rassurer sur ce qui se fait en classe. Ils peuvent les accompagner pour une rencontre, pour animer un atelier. Tous les domaines d’activité trouvent leur place : la couture, la cuisine, le chant, l’écriture, le dessin, le graphisme, la mécanique, les jeux de société… les langues et cultures familiales aussi.
Ce fonctionnement de classe ouverte favorise l’instauration d’un climat de classe apaisé, propice à l’entrée dans les apprentissages de tous les élèves, parce que les adultes qui les accompagnent se connaissent, se font confiance, comme je le développe dans l’ouvrage.
Comment est accueillie votre démarche ?
Les parents sont surpris au début, lorsque je leur parle du projet de classe ouverte lors de la réunion de rentrée. J’invite celles et ceux qui ont pu rester un moment en classe dans les premiers jours à témoigner. Ils parlent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont fait. La surprise initiale laisse vite place au plaisir. Les parents sont satisfaits des relations qui se mettent en place et tous notent un investissement plus grand de leur enfant à l’école. Les collègues sont en général assez frileux. Ils y voient une forme de remise en cause de leur professionnalité. Un partage qui suppose une redéfinition des missions des adultes qui accompagnent l’enfant dans son développement. Il est vrai qu’ouvrir sa classe dans un dispositif participatif, c’est plus que jouer la carte de la transparence en gommant la frontière entre l’école – lieu du savoir institutionnel, et la maison – lieu de l’affect et de savoirs/savoir-faire pas toujours connus ni reconnus. C’est non seulement donner les codes de l’école, faire vivre la laïcité, mais c’est surtout donner sens au « vivre ensemble » en construisant ensemble des savoirs communs.
L’institution ne peut que permettre, voire valoriser ce mode de fonctionnement qui s’appuie sur les textes règlementaires et donne du sens à la place des parents dans la communauté éducative. Ouvrir sa classe se fait dans le respect des normes institutionnelles, je partage d’ailleurs des éléments utiles à la présentation de ce projet qui permet de faire connaitre et partager les valeurs de l’école.
Pourtant, ce fonctionnement singulier de la classe ouverte aux parents prête le flanc à des attitudes paradoxales, plaçant l’enseignant dans une « posture de funambule » … Aussi, faire classe autrement demande souvent d’être plus performant, de justifier ses choix et de prouver leur pertinence grâce et avec les résultats des élèves.
Les enseignants sont-ils formés, préparés à travailler avec les parents ?
Pas vraiment. Ouvrir sa classe aux parents et transformer leurs savoir-faire et savoirs en savoirs scolaires c’est repenser sa posture d’enseignante. C’est repenser le rôle de chacun, tout en restant le « chef d’orchestre de la partition qui se joue ». L’enseignant est le garant vis-à-vis de l’institution, des autres parents et de tous les élèves. La formation des enseignants est essentiellement disciplinaire, on y parle aussi de « gestion de classe », un terme emprunté au monde de l’entreprise… Une classe c’est vivant, chaque année les élèves/jeunes sont différents, leur environnement proche change aussi, tous ces paramètres doivent être pris en compte.
Il existe des supports pour se former de façon autonome, j’en présente plusieurs dans mon livre. Il est nécessaire de prendre en compte la parole des parents. Certains ne s’approchent pas toujours de l’école ; d’autres semblent la brutaliser, parce qu’ils s’en sentent exclus. Pour accueillir avec bienveillance et de façon constructive toutes les familles, je conseille d’écouter les conférences en ligne de Pierre Périer, dont le regard de sociologue donne un éclairage indispensable. Ceci permet notamment d’éviter des maladresses préjudiciables à l’engagement des enfants dans leur vie d’élève. La coéducation telle que je le conçois, que j’appelle la « coéducation participative », est une mise en cohérence de principes de vie, c’est plus qu’une succession d’activités que j’aurai initiées seule. Les ateliers sont pensés avec les parents qui les animent et qui participent aux bilans qui en sont faits.
Des pistes d’activités à mettre en place ?
L’activité qu’il me semble la plus simple à mettre en place c’est l’atelier jeux de société. C’est l’occasion, à la veille des vacances, par exemple, de partager un temps intergénérationnel, au cours duquel des liens se créent. La lecture de contes en langues d’origine est riche aussi, les parents peuvent lire ou raconter. C’est l’occasion de lancer des recherches en classe, dans les familles, et de découvrir que les contes sont souvent très proches, que la morale est semblable. C’est aussi l’opportunité de valoriser les langues parlées à la maison, de les découvrir, de les entendre, de les écrire et ainsi prendre conscience de la diversité de système d’encodage, du sens de l’écriture, des calligraphies…
Préparer les sorties avec les parents, les exploiter avec eux, ne pas réduire leur participation à celle d’encadrants. Dans le cas de la sortie de proximité, ils sont souvent d’une grande richesse, parce qu’ils sont la mémoire de ce quartier que l’enseignant ne fait souvent que traverser. Je donne plusieurs exemples dans mon livre, proposant des variations, et mentionnant les avantages retirés.
Vous évoquez aussi l’intérêt du multilinguisme…
Inviter les langues parlées à la maison au sein de l’école, c’est créer une porosité positive entre l’école et les maisons, entre la norme scolaire et les cultures familiales. C’est souvent l’occasion d’élargir les invitations en proposant aux grands-parents de venir. C’est apprendre de l’autre de celui qui n’est pas pareil que soi et s’enrichir de nouvelles connaissances. Ce fonctionnement est conforme aux recherches en linguistiques, parler plusieurs langues dans la petite enfance n’est pas un handicap, mais une richesse qui développe des habiletés. Inviter les mères qui ne parlent pas le français, ou ne le maitrisent pas, permet de les déculpabiliser, et à leur enfant de changer de regard sur ce parent qui est en retrait. C’est aussi se placer dans un système dans lequel ce qui est différent ne fait pas peur, mais éveille la curiosité. C’est pour l’enseignant apprendre à connaitre ses élèves dans leur entièreté. Accueillir l’enfant avec sa culture familiale permet d’être mieux outillé pour accompagner l’élève à l’école. C’est en quelque sorte participer à diffuser une culture de tolérance et de paix. Je termine mon livre sur ces mots que je reprends ici : « Les regards qui se croisent s’enrichissent mutuellement, et, même si certaines certitudes sont bousculées, cela permet de grandir. Participer à faire de l’école un espace d’inclusion, c’est en quelque sorte participer à poser les jalons de la démocratie ».
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Mettre en œuvre la coéducation en classe » aux éditions ESF
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