Le mouvement social pour un Plan d’urgence pour la Seine-Saint-Denis, qui prend de l’ampleur depuis le 26 février, n’est pas sans rappeler celui de 1998 qui avait permis de reconnaitre les spécificités – et donc les difficultés – auxquelles était confrontée la communauté éducative (élèves, enseignant·es, vie scolaire, directions, parents…) du département. L’historienne Laurence De Cock offre aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique un rapide rappel historique.
Il y a 26 ans, presque jour pour jour, le département de Seine-Saint-Denis, alias « le 93 » remportait une belle victoire après deux mois de grève dans les établissements scolaires : cinq milliards de francs sur la table, trois mille postes enseignants sur trois ans, cinq mille emplois jeunes, un moratoire sur les fermetures de classes, la connexion de tous les établissements à internet (sic), et le classement en éducation prioritaire de nombreux établissements. La cause était loin d’être entendue au début du mouvement, en mars 1998, à la suite de l’annonce par le ministre Claude Allègre d’un « plan de rattrapage pour le 93 » (83 postes pour tout le département) jugé très insuffisant. D’autant qu’Allègre, avec son tact habituel, avait d’abord fait la sourde oreille, multipliant les provocations, accusant les grévistes par exemple de faire le jeu du FN ou de préférer faire grève plutôt que de se retrousser les manches …
Mais 175 établissements du 93 avaient débrayé, bientôt rejoints par quelques établissements des départements limitrophes, pas forcément mieux lotis. Avec des élèves et des parents, les profs avaient battu le pavé parisien et fait part de leur colère contre « les radiateurs qui ne marchent pas », « les locaux assez sales », « les robinets en classe de physique qui ne marchent pas ». Une rumeur circulait aussi à l’époque, très largement reprise par les jeunes : la crainte d’un « Bac 93 », bac au rabais pour des élèves déjà malmenés par le manque de moyens.
Les raisons d’un succès
Le sociologue Franck Poupeau s’est interrogé sur ce qui a rendu possible cette victoire.. Il Il a identifié plusieurs facteurs. Le premier était relatif à la sociologie des enseignants de ces territoires. Un premier groupe, très majoritaire, était composé de jeunes, voire très jeunes, et souvent très diplômés (Bac +5). Ces derniers ont rencontré sur place un second groupe d’enseignants, plus âgés et politisés, restés dans ces conditions difficiles d’enseignement par choix , qui ont pu faire profiter les premiers de leur capital militant. Un troisième groupe était composé de parents et d’élèves soudés par leur colère contre ces criantes discriminations qu’ils éprouvaient au quotidien, et pour lesquels ce mouvement de grève est devenu un moment de politisation. Enfin, les syndicats ont mis à disposition leur savoir-faire organisationnel. Le mouvement a été ponctué de rituels collectifs : les AG, l’élaboration de slogans, les manifestations et l’occupation du terrain médiatique. Poupeau notait alors le caractère assez novateur de ce répertoire d’action et notamment le fonctionnement de « L’AG des établissements du 93 en lutte » avec la discussion permanente et la méfiance vis-à-vis de toute possibilité de récupération politique. Surtout, il mettait à jour une dynamique du mouvement social, montrant que le groupe mobilisé n’était pas réductible aux « enseignants », mais qu’il était au contraire composé de composantes très diverses permettant à la cause défendue d’être largement partagée, bien au-delà d’un mouvement corporatiste.
Vingt-six ans plus tard
La situation dans le 93 et d’autres départements populaires limitrophes ou non est encore plus catastrophique. Depuis plusieurs années, le rouleau compresseur de la Macronie ne fait même plus mine de s’y intéresser. Ce ne sont plus simplement des petites phrases méprisantes que le monde éducatif doit endurer, ce sont des mesures concrètes et volontaires qui piétinent et trient les enfants issus des milieux populaires. Avec Parcoursup, l’idée d’un « Bac 93 » n’est même plus une rumeur. Dans de nombreux établissements, le bâti scolaire reflète l’abandon public malgré d’incessantes relances aux collectivités territoriales. Il n’est pas rare que les établissements manquent de tables, de chaises et que les effectifs y grimpent à trente. Ce qui n’empêche pas le rectorat de continuer à fermer des classes. Du fait de la désaffection pour le métier d’enseignant, les enfants sont souvent mis devant des professeurs remplaçants, recrutés en quelques minutes, non formés et qui finissent le plus souvent par jeter l’éponge. Dans des écoles maternelles ou élémentaires du 93, certains enfants n’auront pas eu de professeur titulaire pendant toute une année. Le pôle médico-social est laminé alors que la détresse sociale s’accentue. Une situation qui serait inenvisageable dans les écoles cossues du VIe arrondissement (celui du collège-lycée Stanislas). Pour couronner le tout, le gouvernement vient d’annoncer sa volonté de « choc des savoirs » et de groupes de niveaux.
Forts de ces constats catastrophiques, l’intersyndicale s’est réunie dès le mois de décembre pour lancer un audit sur tout le département du 93. La moitié des établissements ont répondu au sondage. Les résultats sont accablants. L’intersyndicale réclame un plan d’urgence chiffré à 358 millions d’euros pour le 93 et, depuis février, a impulsé un mouvement de grève reconductible qui s’avère très suivi. Le 6 mars, des enseignants ont organisé une exposition de photographies devant le conseil régional d’île de France. Sur les réseaux sociaux circulent aussi des vidéos édifiantes comme celle émanant des élèves du lycée Blaise Cendrars de Sevran.
Qu’attendons-nous ?
Nous avons un peu perdu l’habitude de gagner. Pourtant toutes les conditions sont réunies pour que cette mobilisation fasse mouche et aboutisse. Le 7 mars, la nouvelle ministre Nicole Belloubet a amorcé un petit rétropédalage sur les groupes de niveaux ; immédiatement contredite par Gabriel Attal, l’épisode témoigne néanmoins du niveau d’improvisation et d’amateurisme d’un gouvernement qui redoute certainement de se retrouver avec des manifs de lycéennes et lycéens au printemps. Comme en 1998, la cause défendue dépasse très largement des enjeux corporatistes. Toute la société devrait avoir honte des conditions de travail offertes par l’école publique. À l’heure où le gouvernement se déclare prêt à dépenser pour des mesures grotesques ou sécuritaires (uniformes, SNU), il est de notre devoir de le rappeler à l’ordre sur le sens des priorités : des conditions d’accueil dignes pour chaque enfant, l’argent public aux écoles publiques, la lutte contre le tri social. Ce n’est plus d’un sursaut dont notre école publique a besoin, c’est d’un soulèvement.
Laurence De Cock