La sortie en France de « Les Carnets de Siegfried », magnifique film et dernier long métrage du grand cinéaste britannique Terence Davies, mort le 7 octobre 2023, – une sortie associée à la première rétrospective intégrale de son œuvre organisée au centre Pompidou à Paris-, marque enfin la reconnaissance pleine et entière d’un artiste au talent singulier souvent sous-estimé. Né en 1945 dans un quartier populaire de Liverpool, Terence Davies ne s’est jamais séparé émotionnellement de son enfance , à la fois tourmentée et idéalisée, au point d’en nourrir ses première fictions et son premier long métrage « Distant Voices, Still Lives » [ovationné à Cannes en 1988], éblouissante recomposition visuelle et musicale des fragments de sa mémoire vive. Comme une invitation au voyage dans ‘le temps retrouvé’ de ses jeunes années.
Part d’enfance, goût du passé, poésie du cinéma
Cette démarche poétique et mélancolique irrigue sans fin le geste artistique, tantôt célébré, tantôt relégué, de ce cinéaste à la sensibilité hypertrophiée, au fil de huit longs métrages mêlant notamment la nostalgie de l’enfance (« Un Une longue journée s’achève », 1992), aux adaptations littéraires (« Chez les heureux du monde » d’après Edith Wharton, 200) en passant par le documentaire sur sa ville natale « Of Time and the City » 2008), sans oublier les mélodrames lyriques (« Sunset Song », 2015) ou le drame intime de la grande poétesse américaine (« Emily Dickson. A quiet passion », 2017). Et, à chaque fois, de façon sous-jacente ou explicite, une manière délicate de nous offrir une sorte d’autoportrait du cinéaste lui-même.
Fils d’ouvrier (père brutal, mère lumineuse au cœur aimant et au chant envoutant), né dans la misère, homosexuel dans un milieu catholique interdisant ce désir, comment Terence Davies parvient-il à devenir acteur de sa propre vie intime et professionnelle ? Le combat difficile s’engage dès le plus jeune âge dans les salles où il découvre le cinéma en compagnie de sa mère. Un amour irréversible, l’attrait obsédant pour un paradis perdu, vers lequel il revient toujours, comme si l’autobiographie transfigurée par le 7ème art et d’autres arts aimés (la musique sous toutes ses formes, la littérature et la poésie en particulier) lui ouvrait tout le champ des possibles sur grand écran. Au terme d’un chemin artistique éprouvant, avec ses éclats de lumière, ses trous noirs (et ses périodes de ‘vaches maigres’ sans financement ni reconnaissance à l’horizon), il achève en 2021 après plusieurs années de gestation « Les Carnets de Siegfried », variation inspirée sur la vie du poète anglais, Siegfried Sasoon (1886-1967), homosexuel tourmenté et soldat ‘militant’ pour la paix en pleine guerre de 14. Une œuvre ultime où Terence Davies déploie des inventions formelles suggestives à la mesure du voyage, ici figuré pour nous, dans des temporalités différentes de l’existence sociale et de la vie intérieure de son héros, de l’exposition maximale au retrait progressif du monde et de ses vanités.
Siegfried ou les transformations d’un poète reconnu, entre fronde et fragilité
Histoire d’éclairer notre regard de spectateurs et de nous guider dans les dédales d’un récit déroutant, tentons d’en dessiner le synopsis. Nous sommes en 1914, le jeune poète prometteur Siegfried Sassoon (Jack Lowden puis Peter Capaldi dans sa vieillesse), se retrouve sur le front après son enrôlement dans l’armée. A son retour, épouvanté par le grand nombre de soldats morts et la froideur d’une hiérarchie militaire qui envoie sans états d’âme des jeunes britanniques se faire massacrer, il écrit des pamphlets pacifistes qui font grand bruit. Il finit par produire une lettre frondeuse à son supérieur signifiant qu’il refuse de retourner sur le champ de bataille, au grand dam des autorités concernées. Alors qu’il risque la cour martiale, il est envoyé après le scandale déclenché par ce défi dans un hôpital psychiatrique pour stress post-traumatique. Il y rencontre, outre un médecin homosexuel compréhensif, son premier ami de cœur, Wilfred Owen, jeune poète comme lui et qui trouve la mort quelque temps plus tard à la guerre (après le jeune frère Harko Sassoon).
Revenu à la vie civile, sa notoriété artistique grandissante lui ouvre les portes et les salons d’une vie mondaine dans les milieux aristocratiques britanniques. Une société des apparences et des faux-semblants dans laquelle le jeune poète Siegfried, au-delà de la griserie du luxe, la reconnaissance et des plaisirs, perd pied et ne sait comment conduire une existence brillante en apparence ; pris entre ses tentatives de se conformer à des normes dominantes (le mariage, la conversion au catholicisme), ses désirs homosexuels (souvent trahis) et son aspiration à la liberté (la vie intérieure, les retours du passé, la poésie toujours recommencée).
Pics d’intensité, éclats de temps retrouvés, morne continuité des jours
Rien de conventionnel dans la vision, par superpositions de registres d’images, par rimes et correspondances, que nous propose le cinéaste confronté à la libre transposition d’un destin hors normes, attesté par moult biographies, poèmes et écrits intimes de Sassoon.
D’emblée Terence Davies dès les premiers plans mêle en voix off la poésie (celle de Siegfried), le début d’un spectacle (un concert) et l’irruption brutale en noir et blanc d’images d’archives (des cadavres étendus sur un champ de bataille).
Ainsi le montage fait-il se disjoindre dans notre imagination les arts (ici la poésie de Sassoon et la musique de Stravinsky) et le traumatisme d’une guerre, la grande faucheuse d’une jeunesse, celle de la génération du protagoniste, celle de Sassoon qui y survit, malgré le chagrin de la perte du frère, et du premier amour. Un traumatisme qui hante toute la fiction comme une blessure à vif.
Dans un premier temps, nous pénétrons dans le sillage de Sassoon emporté dans la multiplication des signes gratifiants associés au milieu cultivé et élitiste qui semble l’accueillir à bras ouverts. Des moments de vertige. Des temps d’arrêts.
Des successions d’amants aussi et beaucoup de déconvenues.
Tandis que chemine en sourdine la tentation de la norme et la demande soudaine en mariage faite à Hester Gatty (Kate Philips puis Gemma Jones)), qui l’accepte.
Une acceptation douce en apparence sereine signifiée par une valse, comme un rappel douloureux d’un autre pas de danse, le tango esquissé par les deux poètes enlacés, dans la cour aux yeux de tous. Comme la trace de nouveau vivace du premier amour avant la mort au front en 1918 de l’ami et poète Wilfried Owen.
Plus le récit se déplie, plus le monde extérieur, et l’environnement social se réduisent à quelques figures proches (comme la figure maternelle non intrusive incarnée par Geraldine James). Comme si nous accompagnions le retrait progressif du devant de la scène chez Siegfried pour entrer au plus profond de lui-même, de rimes en correspondances de la mémoire et des temporalités disjointes rassemblées sous nos yeux dans un même espace psychique. L’espace d’un cœur conscient à la lucidité douloureuse. Et que nous puissions passer de la jeunesse à la vieillesse en un instant par la grâce d’un effet numérique, le morphing.
Au fond, à travers cette œuvre polyphonique –dans laquelle les musiques choisies favorisent aussi les glissements d’’une temporalité à une autre-, les différents régimes d’images orchestrées par le montage (Alex Mackie) dessinent les mouvements de la mémoire chez un artiste qui a fait le choix de l’écriture poétique et qui, face à l’horreur d’une guerre dont il est sorti vivant, le cœur déchiré s’interroge encore sur le bien-fondé du geste de création. Comme le cinéma de Terence Davies, extraordinaire plaque sensible des séismes intimes.
Samra Bonvoisin
« Les Carnets de Siegfried », film de Terence Davies-sortie le 6 mars 2024
Rétrospective intégrale de l’œuvre (courts et longs métrages présentés deux fois) de Terence Davies au centre Pompidou à Paris jusqu’au 17 mars. Avec des courts métrages inédits et la présence aux séances de nombreux invités et des témoignages de cinéastes comme Todd Haynes, Sally Potter, Radu Jude, Jonas Trueba.
Le film de la semaine du Café pédagogique du 23 mars 2023 : « Silent Voices, Still Lives » de Terence Davies, nouvelle sortie en copie restaurée