Presque 10 ans après avoir été ministre et mené une politique éducative en faveur de la mixité sociale et scolaire, la ministre Najat Vallaud-Belkacem co-signe un ouvrage avec le sociologue François Dubet : «Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme». Cet ouvrage, qui sort quelques semaines après les multiples polémiques Amélie Oudéa-Castéra se veut être «un remède au désespoir et un antidote face au renoncement» déclarent les auteurs. Et en effet, «Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme» est un véritable plaidoyer pour la mixité. Un livre court, moins de 150 pages, qui a le mérite d’expliquer et analyser les raisons de la ségrégation. Cerise sur le gâteau, il propose même des solutions. François Dubet et Najat Vallaud Belkacem répondent aux questions du Café pédagogique.
Dès l’introduction de votre livre, vous faites le lien entre les inégalités sociales et scolaires et les violences urbaines de l’été dernier. La mixité sociale en milieu scolaire jouerait un rôle dans la capacité des jeunes à trouver leur place dans la société ?
FD: Bien évidement, Najat et moi ne cautionnant pas ces violences, nous tentons simplement de comprendre ce qui se passe. Le sentiment de ghettoïsation des quartiers s’est renforcé au fil des décennies. D’une certaine façon, à cause de la ségrégation scolaire, des établissements se vivent comme des enclaves, des ghettos. Les jeunes ont le sentiment qu’ils ne participent pas de la civilité générale, qu’ils ne sont plus vraiment dans la société. Tout cela engendre un ressentiment, des violences, en dépit de tout ce que font les enseignants. En tant que sociologue, je parlerais d’un phénomène structurel. Depuis quelques décennies, il y a un développement de la scolarisation, ce que l’on appelle la massification. Mais chez beaucoup de jeunes, le sentiment qu’ils sont exclus de ce jeu prédomine. C’est dû à deux mécanismes. Le premier est spatial, avec des établissements où se cultive l’entre-soi et des établissements complément ségrégués. Le second mécanisme est lié au choix des familles. Certains établissements sont fuis par ceux qui peuvent les fuir, des gens qui veulent échapper à cette forme d’enfermement, de ghettoïsation. Et il ne s’agit pas forcément de familles aisées. Si nous utilisons le terme de ghetto, ce n’est pas pour choquer. C’est parce que cela décrit les mécanismes à l’œuvre. Des mécanismes qui ont deux grandes conséquences: le développement des inégalités scolaires et une rupture civique. Pisa nous le rappelle à chacune de ses éditions, nous sommes l’un pays plus inégalitaires scolairement, avec des écarts de performances qui se creusent et impactent nos performances globales. Du côté de la rupture civique, ces jeunes ont le sentiment de ne plus être dans le même monde que « les autres». Ce sont des mécanismes très lourds, dont l’impact saute aux yeux au moment des émeutes – on n’aurait jamais imaginé qu’en France, les écoles puissent être dégradées par les élèves- mais n’est pas moins délétère lorsqu’ils se développent à bas bruit.
NVB: Ces deux mécanismes – le développement des inégalités socioscolaires et la rupture civique – créent aussi, dans les établissements ségrégués « par le bas » une espèce de contre-culture scolaire. On parle souvent de ce que les inégalités font aux destins, dans une espèce de lecture macroéconomique des choses, mais pas assez de ce qu’elles font aux élèves, petit individu par petit individu, tout au long de leur scolarité, sur leur perception de l’école et du sens de l’effort scolaire. Oui beaucoup de ces élèves perdants du système – et n’allez pas croire une seconde qu’ils n’en sont pas conscients, je vous laisse imaginer comment les réseaux sociaux mettent désormais à portée de regards l’ensemble des inégalités crasses qui nous entourent- finissent par vivre avec du ressentiment. Un ressentiment qui, à son paroxysme, peut se traduire par de la violence ou de l’indiscipline, mais qui le plus souvent va se traduire en « A quoi bon ? ». A quoi bon, pourquoi participer à ce simulacre si les dés sont à ce point pipés ? C’est donc aussi cette dimension de découragement, désenchantement et d’une certaine façon défamiliarisation contrainte avec les valeurs de l’école que nous aimons – le goût d’apprendre, le goût de l’effort, le goût de l’émancipation, qui nous inquiète tant.
Le livre s’ouvre sur la question de la rupture de confiance entre les familles et l’École. Vous demandez d’ailleurs : « comment en est-on arrivé là ? ». Alors comment ?
FD: Ce qu’on analyse dans notre livre s’inscrit dans une histoire assez longue, celle des promesses scolaires de la massification. Pendant très longtemps, on attendait de l’école qu’elle donne une culture commune, une civilité, une dignité. Mais on n’attendait pas tout de l’École. On n’attendait pas qu’elle détermine à elle seule l’accès à l’emploi, à la qualification professionnelle, à une position sociale. Avec la massification et la promesse scolaire, on change de système. On dit aux individus que tout se joue à l’École. Que c’est à l’École que l’on acquiert les qualifications, la dignité, la reconnaissance qui va donner accès à un emploi. Tout cela met une pression extraordinaire sur l’École. Ce ne sont plus des destins sociaux des ouvriers, des paysans, des filles qui vont dominer mais ce sont leurs parcours scolaires. Chacun est obligé de jouer le jeu. Et dans ce jeu, il y a des perdants et des gagnants. Pour les élèves dans les quartiers, c’est la désillusion. Ils ne croient plus à cette promesse de l’École. L’École leur enlève tout espoir, toute dignité. Ils vont donc construire, comme l’a dit Najat, une dignité antiscolaire, une culture antiscolaire.
Les enseignants vivent tout cela avec violence, car ils incarnent la culture, le savoir et ils s’intéressent à des élèves qui ne croient plus. Il y a, à ajouter à cela, des mécanismes pervers. Ceux qui réussissent, et il y en a, quittent le quartier. Ceux qui restent se sentent d’autant plus dégradés et humiliés. Cela participe à leur colère. C’est un mécanisme général : si vous réussissez tant mieux, si vous ne réussissez pas, c’est de votre faute. Ceux qui perdent, en veulent à l’école, et au-delà de l’École, aux valeurs de la République.
NVB: Il nous a semblé important dans ce texte de ne pas jeter l’opprobre sur les familles, sur leurs stratégies. Bien sûr les choix de scolarisation des parents viennent amplifier une ségrégation spatiale, et donc contribuent à la situation. Mais on ne peut pas demander aux parents de se comporter de manière plus vertueuse que le système lui-même, et c’est dans ce nœud-là que se situe notre impuissance collective depuis des années sur ce sujet. On se contente de demander aux parents de se comporter en bons citoyens en laissant autour d’eux un cadre dans lequel ils ont le sentiment que cette « bonne citoyenneté » se fera au prix de leur « bonne parentalité ». C’est absolument insupportable comme dilemme. C’est évidemment à la puissance publique de le résoudre, pas aux parents. Lorsque les pouvoirs publics laissent s’installer, perdurer et s’amplifier la ségrégation, alors par définition ils produisent des établissements «de pauvres» marqués du sceau de la dangerosité, et fuis par ceux qui en ont la possibilité. C’est donc le contraire qu’il faut faire. En commençant par cesser de se jeter à la figure des anathèmes qui étouffent la réflexion et concevoir des politiques publiques adaptées.
Najat Vallaud-Belkacem, sous votre ministère, vous aviez lancé des expérimentations pour plus de mixité sociale à l’école. Quel bilan près de 10 ans après ?
NVB: Eh bien justement le sujet à ce moment-là pour moi c’est « qu’est-ce qu’une politique adaptée en la matière? » Puisque tous les « grands soirs » tentés par le passé – et consistant pour l’essentiel à rigidifier ou au contraire à assouplir la carte scolaire – avaient échoué, qu’est ce qui pouvait fonctionner ? Ma conclusion fut que c’est la mesure unique et uniforme destinée à la France entière qui ne marchait pas. Précisément parce que, comme on le raconte dans le livre, il y a dans cette ségrégation, de la réalité géographique, culturelle, psychologique singulière à chaque territoire. Et donc pour améliorer la situation, il faut bien partir de chacun de ces territoires.
L’appel que je lance en 2015 aux départements de France – puisque c’était dans les collèges que nous cherchions à agir – consiste à leur demander de se saisir de ce sujet pour inventer des solutions adaptées dans la dentelle à leur réalité respective, parmi un panel de possibilités que nous avions imaginées. Et à leur apporter l’assurance que les services académiques seraient à leurs côtés pour la mise en œuvre de ces solutions, et des chercheurs mobilisés pour évaluer les effets de ces dernières sur les élèves concernés.
C’était assez nouveau comme façon de procéder et je crois que ça l’est toujours si j’en crois les annonces ministérielles de ces dernières années qui ont un gout prononcé pour les mesures surplombantes, à grands renforts de communication et censées de leur magie régler des problèmes lourds et structurels : ce genre de vision qui fait croire à certains qu’en imposant l’Uniforme scolaire partout on réglera en un claquement de doigts les problèmes de discipline ou d’hétérogénéité des classes par exemple…
Dix ans après, et le bilan de ces expérimentations se retrouve dans le livre, ma conviction est tout simplement renforcée. Si on veut réellement s’attaquer au sujet de la mixité sociale, il faut, à l’image de ce que nous avons initié en 2015, une impulsion nationale, bien évidemment, mais avec des réalisations conçues pour avoir une pertinence territoire par territoire, et donc conçues depuis le territoire. Des réalisations au plus proche des communautés éducatives, permettant d’embarquer les familles associées lors de réunions publiques permettant de répondre à leurs interrogations et lever leurs réserves car sur les enjeux de mixité, ce sont elles avant tout qu’il faut convaincre. Des réalisations qui prennent le temps aussi de faire travailler pour de vrai, et pas seulement en façade, les collectivités locales et les services académiques. Il n’y a rien qui me fasse plus plaisir que de constater que sur les terrains expérimentateurs, ces expériences lancées en 2015 ont vraiment fait bouger les lignes et modifié les choses dans la durée. Dans la façon par exemple dont ces départements mesurent réellement l’impact à venir sur la ségrégation de l’ouverture d’un nouveau collège et en choisissent désormais précautionneusement le lieu, dans la façon dont des observatoires de la mixité sociale ont vu le jour, dans la façon dont les premiers départements à s’être lancés dans ces expérimentations sont aujourd’hui régulièrement sollicités par leurs collègues des autres territoires pour s’en inspirer. Évidemment bien plus décevant est le fait qu’après 2017 en revanche, l’impulsion ministérielle n’a plus été à la hauteur, rendant par définition la tâche plus difficile à ceux qui menaient ce combat de titan sur le terrain.
En fait ce que tout cela montre c’est qu’on a besoin d’une confiance accordée aux territoires mais concomitamment d’une impulsion, d’un cadre, d’objectifs clairs et d’un accompagnement qui doivent, eux, être nationaux et provenir du Ministère de l’Éducation Nationale et de celui ou celle qui en a la charge.
Enfin, autre point important, la dimension scientifique. L’éducation est devenue un sujet tellement passionnel, les débats tellement à l’emporte-pièce, qu’il est important que les sciences, celles de l’éducation mais aussi de la sociologie ou de la géographie, soient associées pour éclairer, objectiver, évaluer. C’est la raison pour laquelle j’avais installé ce comité scientifique national ainsi que des chercheurs associés à chaque territoire.
Lorsque les conclusions de ces chercheurs ont été publiées au printemps 2023 – après 7 ans de travail tout de même…, conclusions particulièrement encourageantes et porteuses de perspectives pour la suite, j’ai halluciné devant le si faible écho qu’elles ont eues. En fait si on veut bien y réfléchir un instant, ce n’est tout simplement pas normal. On ne peut pas passer des décennies à dire que la ségrégation scolaire est en train de nous tuer à petit feux et montrer tant d’indifférence à ce travail et à ces résultats. Cela dit quelque chose de l’absence de volonté politique – et donc de conviction réelle – en la matière. C’est cela qui nous a inspiré ce livre.
FD: Najat sous-estime l’originalité de sa démarche. La tradition française est de tout centraliser, d’avoir quelque-chose d’homogène, de bureaucratique. Là, on a agi à partir des élus locaux, des familles, des professeurs. Ces expérimentations sont, dans l’histoire des réformes scolaires, très originales. On a dit à la société : c’est vous qui allez développer des réponses. Cela suppose bien évidemment que les réponses ne soient pas uniformes, ne soient pas les mêmes partout. C’est une rupture politique.
La seconde originalité de cette démarche, c’est que l’évaluation montre des choses décisives. En particulier que la mixité scolaire ne dégrade pas le niveau scolaire des bons élèves. Or, la peur des parents repose sur l’idée que si leur enfant évolue avec des élèves faibles, ils seront affaiblis. Autre chose que l’on apprend, c’est l’effet positif de ces expérimentations sur les compétences psychosociales, pour tous les élèves. La qualité de la socialisation, des relations, de l’adhésion à des valeurs communes – tolérance, respect, solidarité ne passe pas simplement par l’Enseignement moral et civique mais fondamentalement par la manière dont on vit ensemble.
Ce qui a été fait peut avoir l’air modeste en nombre d’établissements concernés, plusieurs dizaines, mais c’est enraciné, efficace et en rupture. C’est une transformation assez profonde des politiques publiques en matière scolaire.
La courte mandature d’Amelie Oudea-Castéra a mis au centre des débats l’enseignement privé sous contrat. Quel rôle a à jouer le privé dans une plus grande mixité ?
NVB: Le livre aborde l’ensemble du sujet «mixité sociale», le privé en fait partie. Il est un outil d’amplification de ce séparatisme scolaire, et cela de plus en plus car l’entre soi ne cesse d’y progresser malheureusement, mais il n’épuise pas à lui seul le sujet. C’est l’ensemble du système qui est à revoir. Pour résumer notre propos sur le privé, on ne peut plus avoir un privé qui reste à ce point à l’écart de l’objectif de faire grandir ensemble les élèves, qui s’en dédouane comme si ce n’était pas son affaire. Je l’ai dit : nous ne voulons pas jeter l’opprobre sur les parents qui prennent ce qu’il y a à prendre dés lors que cela semble bon pour leurs enfants; En revanche la question se pose du respect des missions de ces établissements privés tout de même largement financés par la puissance publique – c’est à dire nous tous collectivement- lorsque, par leur organisation et la façon dont ils confortent l’entre soi, ils finissent par nuire à notre bien-être collectif, car d’évidence il n’y a ségrégation en bas que parce qu’il y a entre soi en haut. Le laisser-aller/laisser-faire en la matière ampute évidemment la puissance publique -c’est à dire, à nouveau, nous collectivement- de sa capacité à lutter contre le séparatisme. À la fois parce que se développe dans ces établissements cet entre soi qu’on sait délétère donc. Mais aussi parce que la menace de fuite vers le privé met en tension permanente les établissements publics qui, pour se défendre et retenir des familles plus aisées, en viennent à reproduire cet entre soi entre les murs des collèges, avec des classes de niveau qui ne disent pas leur nom. Ce n’est évidemment plus possible. Donc oui, il faut faire preuve d’imagination pour, tout en conservant le caractère propre du privé, trouver les moyens de le faire entrer dans cette indispensable quête de plus grande mixité. Un des leviers évidents, sans que ce soit le seul, est par exemple la modulation d’une partie de ses financements qui seraient conditionnés à une plus grande mixité sociale, et je le précise avec force « et scolaire » – car il ne s’agirait pas de se contenter de recruter les meilleurs élèves boursiers et de laisser le public se débrouiller avec la question de l’hétérogénéité scolaire…
FD: Si le privé pose problème, il ne faut pas s’imaginer que la résolution de ce problème règlera les problèmes de ségrégation car c’est un problème de mécanisme général. Des établissements publics chics fonctionnent à peine de manière plus vertueuse que certains privés.
Dans votre livre, vous préconisiez la fin du stop n’go . On peut s’étonner de ce positionnement de la part d’une femme politique, non?
NVB : Vous dites cela parce que vous avez été plus habituées aux politiques qui cherchaient à faire table rase du passé dès leur entrée en fonction, et c’est vrai que depuis sept ans c’est le règne du « avant moi y’avait pas d’avant » . Mais on n’est pas obligé de faire table rase du passé lorsque l’on arrive dans un ministère, surtout celui de l’Éducation qui est celui du temps long. Je me suis refusée à la facilité de détricoter certaines réformes portées par mes prédécesseurs, d’autres bords politiques, sans les avoir évaluées au préalable. Bien sûr on vient avec une identité politique, qui porte une vision de l’intérêt général, mais ça n’interdit pas de comprendre le temps de l’École et le sérieux des problèmes.
J’espère que ce livre alimentera le débat sur l’absence de mixité sociale et scolaire qui ne s’est évidemment pas éteinte avec la fin des polémiques Oudéa-Castéra, et qui n’a d’ailleurs pas commencée avec elles. Si avec le changement de ministre, on considère que le sujet est derrière nous, cela sera hautement significatif et instructif pour moi. C’est un message qui vaut autant pour les responsables politiques que pour les médias: le sujet est trop grave et le temps presse.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda et Djéhanne Gani