C’est à l’occasion de la sortir du livre d’Asma Mhalla, « Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats », que Bruno Devauchelle interroge le rôle de l’École dans l’éducation au et avec le numérique. Pour le spécialiste de la question du numérique en éducation, « Mettre le numérique dans les préoccupations éducatives des enseignants, ce n’est pas promouvoir le numérique partout et tout le temps. C’est d’abord situer cette évolution dans le cadre plus général de la mission de l’éducateur : élever et libérer. C’est-à-dire permettre à chacun de se construire en liberté dans le monde tel qu’il est réellement et tel que chacun l’utilise dès le plus jeune âge. C’est aussi permettre de « choisir ». Choisir les équilibres de vie, choisir les ressources, choisir les moyens, choisir et s’approprier pour éviter la manipulation, la dépendance, la soumission ».
Il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Les enseignants doivent prendre conscience de leurs responsabilités éducatrices et éducatives face aux évolutions des technologies numériques. C’est l’une des bases argumentaires en faveur d’une éducation au et avec le numérique en contexte scolaire et universitaire qui se confirme chaque jour. Dans son ouvrage, « Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats ? Asma Mhalla, édition du Seuil 2024 » présenté dans Télérama, l’auteur met en évidence les formes de « violences » renouvelées et étendues qui se déploient dans les espaces numériques et avec les moyens numérique, Intelligence Artificielle incluse. Si cet ouvrage met en évidence la place prise par les technologies dans les conflits actuels (massifs ou interindividuels), il montre aussi les nouvelles conflictualités rendues possibles par les technologies (harcèlement et autres). C’est surtout en posant l’hypothèse de la manipulation des cerveaux, ère dans laquelle nous serions entrés, qui interroge. Rappelons ici que, malheureusement, il ne s’agit que d’une amplification et une accélération de processus qui traversent les communautés humaines depuis très longtemps (Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, PUG, 1987). Le constat est simple : nous sommes tous susceptibles d’être manipulés. En avons-nous vraiment conscience ?
Dominer, manipuler, soumettre, avant l’ère numérique
Un retour en arrière est nécessaire pour montrer que l’instruction publique portée par Condorcet en 1791 était aussi fondée sur le même type de constat. On peut lire dans le premier mémoire sur l’instruction publique cette phrase : « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie ». Cette affirmation est renforcée ainsi « Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. ». Ainsi le risque de soumission aveugle basée sur l’ignorance est une des bases de la manipulation d’une partie de la population sur une autre (illettrée, en l’occurrence). C’est pourquoi il convient de mettre en place des dispositifs adaptés : « C’est donc encore un devoir de la société que d’offrir à tous les moyens d’acquérir les connaissances auxquelles la force de leur intelligence et le temps qu’ils peuvent employer à s’instruire leur permettent d’atteindre. « . Nous avons les bases de la lutte contre la soumission et cela, tout au long de la vie. On rappelle ici, que Condorcet, sans ignorer les différences entre humains, a aussi posé les bases de la formation tout au long de la vie. Il sous-entendait que l’ignorance est, sans ignorer les différences essentielles entre humains, aussi présente dans le monde adulte que dès l’enfance…
Des constats récurrents qui invitent à l’action
Les enseignants sont, au moins pour la formation scolaire initiale, au cœur du dispositif souhaité jadis pour lutter contre les inégalités dans l’accès aux savoirs. Or, que ce soient PISA ou les évaluations multiples, jusqu’à celles de la journée défense et citoyenneté, au moins 10% des jeunes sont en difficulté de lecture, source DEPP. L’adoption massive des technologies numériques dans la population (plus de 90% de la population accède à Internet en 2022 dont 82% quotidiennement) et en particulier l’adoption des smartphones (plus de 95% de la population) alors qu’ils ne sont commercialisés que depuis 2008, ne peuvent qu’inciter à penser la place à donner au numérique dans l’éducation. On parle désormais aussi d’illectronisme. Que penser du fait que la quasi-totalité de la population est équipée, alors qu’entre 10% et 15% de la jeunesse est en difficulté de lecture et sort du système scolaire sans qualification ?
Comment gérer les inégalités, sources de soumissions ?
Ne pas savoir lire, ne pas maîtriser les usages du numérique, c’est être exposé à toutes sortes de « manipulations », qu’elles soient commerciales, politiques ou idéologiques. Le dernier avatar de la manipulation serait celle de l’interdiction pure et simple du numérique en éducation. C’est l’ambiguïté de la décision du ministre Blanquer d’interdire le téléphone portable à l’école, alors qu’il faut inciter au développement de l’industrie numérique en France, qui est actualisée sur le site du ministère. C’est aussi l’ambiguïté des propos sur les écrans qu’il faudrait limiter alors « qu’en même temps » il faudrait favoriser le développement du secteur du numérique. Mais les décideurs laissent passer, font mine d’ignorer derrière ces propos et décisions, un risque majeur et qui toucherait d’abord les plus en difficulté sur le plan cognitif et/ou social mais aussi les plus vulnérables sur le plan psychologique. Ce risque majeur, seule l’éducation est en mesure de la tempérer à défaut de le faire disparaître. Condorcet écrit : « Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance« , reconnaissant les inégalités fondamentales de nos sociétés humaines, mais ne voulant pas sacrifier et abandonner la population la plus fragile. Et c’est là que les éducateurs doivent agir, tout au long de la vie.
Agir enfin !
Mettre le numérique dans les préoccupations éducatives des enseignants, ce n’est pas promouvoir le numérique partout et tout le temps. C’est d’abord situer cette évolution dans le cadre plus général de la mission de l’éducateur : élever et libérer. C’est-à-dire permettre à chacun de se construire en liberté dans le monde tel qu’il est réellement et tel que chacun l’utilise dès le plus jeune âge. C’est aussi permettre de « choisir ». Choisir les équilibres de vie, choisir les ressources, choisir les moyens, choisir et s’approprier pour éviter la manipulation, la dépendance, la soumission. Depuis bientôt soixante années que l’informatique a été introduite dans le système éducatif, elle n’a jamais été vraiment considérée dans sa dimension éducative et sociale, mais essentiellement dans sa dimension économique, technique et commerciale. Et cela continue, de discours en discours. Car c’est aussi la difficulté d’une société démocratique que de vouloir l’égalité de tous sans imposer l’uniformité de chacun. C’est pour cela que des dispositifs éducatifs (et pas seulement l’école) doivent prendre conscience des dérives grandissantes liées aux progrès actuels des technologies numériques pour que jeunes et adultes ne soient pas sous influence et manipulables. Il y a encore beaucoup de travail, et celui-ci commence dans l’établissement scolaire… et se continue tout au long de la vie.
Bruno Devauchelle