Accueillons avec attention le retour au cinéma du grand cinéaste mauritanien, Abderrahmane Sissako, mondialement reconnu, dix ans après le triomphe de « Timbuktu », ses récompenses en abondance et son succès notable auprès des spectateurs en France (1,5 millions d’entrées à sa sortie). Après la mise en scène à Paris en 2020 d’un opéra, « Le Vol du Boli », crée en collaboration avec le musicien britannique Damon Albarn, un spectacle (autour du vol d’un fétiche bambara par les colons français) convoquant chanteurs et danseurs venus du monde entier, le réalisateur nous revient de manière déroutante, inhabituelle : « Black Tea » renoue selon lui avec un sujet personnel déjà en germe dans « En attendant le bonheur », un de ses premiers longs métrages (2003).
De la salle de mariage en Afrique à un quartier commerçant en Chine
Nous sommes a priori loin de « Bamako » (2006), fable politique sur le procès (fictif) en plein air organisé par des habitants maliens contre la Banque mondiale, le FMI accusés de piller l’économie du pays. A distance aussi des Touaregs d’un hameau en plein désert résistants à la dictature islamiste meurtrière et aux interdits absurdes imposés par les djiadistes de « Timbuktu, ou le chagrin des oiseaux » (2014).
Ouverture fracassante en quelques plans lumineux en Côte d’Ivoire. Au milieu d’une foule de couples de fiancés en tenue raffinée et un public familial bientôt séparé par une grille en fer forgé des futurs époux, une cérémonie collective de mariage se prépare. Parmi les présents, la caméra se concentre en quelques gros plans sur un futur mari au physique imposant et au regard fermé ; à ses côtés, la ‘promise’ en robe blanche immaculée déployée en corolles sur laquelle une mouche se pose, tache noire et présence incongrue, insecte écrasé d’un revers de la robuste main masculine, et qui agonise sous nos yeux, sans quitter le tissu blanc. Et la jeune Aya (Nina Melo), après le consentement prononcé à voix haute par l’homme assis sur la chaise voisine, dit ‘non’ à ce mariage sans amour déclenchant une houle et une clameur de stupeur dans l’assistance. Elle se lève et prend la fuite voile et robe volant au vent à travers les rues.
Quelques images en surimpression nous font passer avec elle dans un autre temps et un autre espace. A la vitesse de l’éclair, Sissako nous transporte vers une aventure insolite, sous d’autres latitudes, à la fois intimes et ‘mondialisées’.
Alors qu’Aya a émigré en Chine à Canton dans un quartier commerçant, nous la retrouvons au sous-sol d’une boutique spécialisée exportant toutes sortes de variétés de thé dans le monde entier. Elle y travaille avec Cai, (Chang Han) un chinois de 45 ans, le patron du magasin, qui lui apprend les subtilités du métier et l’initie avec délicatesse aux gestes inhérents à la cérémonie du thé.
‘Chocolate City’, rêves de liberté, quête difficile de rencontres fragiles
Filmé la plupart du temps de nuit, dans le scintillement et les couleurs vives des lumières artificielles, le quartier où naît l’amour discret entre Aya et Cai s’apparente à un espace clos et paisible, loin des dures réalités d’une des plus importantes métropoles de Chine.
Réduit à quelques lieux dédiés (la boutique et la jeune fille de l’accueil, au fait des transactions commerciales et…personnelles), le restaurant aux chaudes boiseries (pour les dîners en tête-à-tête des amoureux), le salon de coiffure africain où, entre deux coupes et confidences de clients venus de tous les horizons, la patronne et ses employés chantent, dansent et partagent des airs de leur pays d’origine), l’univers fréquenté par les protagonistes, magnifié par la fluidité de la mise en scène et les éclairages miroitants (directeur de la photographie, Aymeric Pilarski), baigne à première vue dans une atmosphère idyllique.
Progressivement des failles présentes et des blessures anciennes viennent troubler l’harmonie du tableau. Cai, divorcé, voit son fils de 20 ans s’opposer à lui, subit (et fait subir à son amante présente dans une autre pièce cachée à l’abri des regards) un dîner avec des membres de sa famille où s’exposent et s’entendent conflits générationnels et préjugés en tous genres.
En laissant flotter les frontières entre passé et présent, rêves et fantasmes, Sissako figure aussi à la fois les désirs enfouis (et pas nécessairement partagés) des deux amants et leur aspiration au bonheur, par delà les différences sociales et le fossé culturel.
D’où cette étrange rencontre fantomatique et déchirante dans un paysage de montagne escarpé surplombant un village encaissé entre sa fille cachée et Cai (qui a fait un long séjour au Cap-Vert vingt ans auparavant).
Parfois des rimes souterraines suggèrent délicatement le grand écart entre la situation d’oppression à laquelle échappe la jeune ivoirienne et la rencontrer heureuse savourée avec son amant chinois. La robe blanche dédiée au mariage refusé et ses ondulations salies par une mouche à l’agonie nous reviennent en échos contrastés avec les pleins et les déliés des plantations de thé avec leurs déclinaisons de verts, à l’heure où les amoureux s’y retrouvent en un moment privilégié d’échange.
Et l’émotion émerge, comme si la chanson de Nina Simone ‘Feeling good’ (‘It’s a new day, it’s a new life’), accompagnant l’échappée inaugurale d’Aya et reprise en bambara par Fatouma Diawara, venait concrétiser la folle envie de vivre de l’héroïne.
« Black Tea », conte d’anticipation pour un monde en mouvement
Ne reprochons pas à Abderrahmane Sissako de renoncer aux fables poétiques et politiques filmées sur le continent africain, le plus souvent, et revenant à plusieurs reprises au Mali, le pays de son enfance, à lui qui est né en Mauritanie. Cette fois, l’auteur de « Black Tea » invente un conte romanesque, une histoire d’amour, avec ses joies, ses tourments, ses impasses. La rencontre entre une émigrée ivoirienne et un Cantonnais, une fiction intimiste où tout le monde parle Chinois, même si nous y entendons d’autres langues s’y mêler.
Pour le réalisateur, il s’agit de regarder autrement les mutations en cours engendrées par la mondialisation. A ses yeux, l’Europe a déjà quitté la scène africaine sans en avoir pleinement conscience et le cinéaste prend acte à sa façon de la naissance d’un nouveau monde.
Avec douceur, à la lisière de l’onirisme, il met en scène avec un raffinement esthétique aux antipodes des métaphores guerrières, un ilot d’utopie précaire où quelques êtres humains, résidents du même quartier chinois tissent des relations d’amitié et d’amour.
‘Chocolate City’ se révélant à nous comme un espace idéal hors du temps où des humains jettent des ponts pour surmonter leurs différences, un tel propos à de quoi surprendre en ces temps déboussolés.
Abbderrahmane Sissako ne joue pas cependant les naïfs. Il revendique une autre vision de la mondialisation en nous projetant dans un conte d’anticipation. Comme si l’émancipation à l’échelle intime pouvait transcender les grandes convulsions violentes actuelles. Comme si les cœurs battants des protagonistes de « Black Tea », même à bas bruit, même blessés, même vaincus, étaient plus porteurs d’espoir que les rapports de forces et la violence brute imposés par les Puissances dominantes.
Prenons donc patience et longueur de temps et regardons « Black Tea » nous ‘raconter la possibilité d’un monde en mouvement vers une harmonie’, selon Abderrahmane Sissako, cinéaste et humaniste irréductible.
Samra Bonvoisin
« Black Tea », film de Abderrahmane Sissako-sortie le 28 février 2024
Sélection officielle, Festival de Berlin 2024