Quelle formation pour les enseignants ? Quelles finalités fixées à cette formation ? À lire le document préparé par le CSEN, il n’y a rien attendre de neuf tant on ne pose ni la question des savoirs à enseigner ni celle des finalités de l’institution scolaire. Jean-Pierre Véran, Inspecteur d’académie honoraire et membre du Collectif d’interpellation du curriculum, alerte dans ce billet sur le projet de programme de formation des enseignants français élaboré par le conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN), actuellement soumis à concertation.
Pas de réflexion critique sur les contenus d’enseignement
D’abord, la grande occultation de toute réflexion sur les contenus d’enseignement. Ce qui est attendu des enseignants et personnels d’éducation, c’est qu’ils « connaissent les contenus et comment les enseigner » et non pas que leur esprit critique soit en éveil par rapport aux choix opérés dans le champ des savoirs, pour sélectionner, comme savoirs scolaires à enseigner, certains savoirs et pas d’autres. Un professeur devrait être en mesure d’expliquer, de manière générale et aussi dans sa discipline de formation, pour quoi on enseigne ceci et pas cela, voire de peser pour que ces choix puissent être revus dans la mesure où ils ne correspondant pas à ce que l’on serait en droit d’attendre de l’école aujourd’hui. Cette hypothèse est exclue : les savoirs sont déjà là, et il n’est question que de les connaître. Quant aux contenus, ils sont nécessairement « disciplinaires et didactiques, en fonction de la discipline et du niveau » ou « transversaux », comme si l’entrée dichotomique par le disciplinaire ou le transversal, ne constituait pas, d’entrée, un obstacle à une approche plus large des savoirs à enseigner.
Pas d’attention portée aux élèves en situation de précarité sociale
Ensuite, la conception selon laquelle existerait un élève-type, et des façons d’apprendre de même nature. Dans la hiérarchie de ce document, il faut descendre jusqu’au dernier niveau pour trouver mention des « différences individuelles et leurs causes », dans une énumération fourre-tout : « facteurs génétiques, facteurs familiaux et sociaux, facteurs environnementaux, facteurs culturels et linguistiques, histoire de vie ». Tout se passe donc comme si la première priorité de l’école française n’était pas de rompre avec son rôle de renforcement des liens entre réussite scolaire et origine sociale des élèves, rôle étayé, enquête après enquête, par les données internationales et nationales des diverses évaluations des acquis des élèves dont se réclame par ailleurs le CSEN. Dans son projet, pour évoquer « les besoins spécifiques des élèves dans toute leur diversité », sont cités « notamment : les élèves allophones, les élèves avec troubles cognitifs et/ou des apprentissages , les élèves avec troubles sensoriels, les élèves à haut potentiel intellectuel : mythes et réalités ». Ne sont pas mentionnés les élèves en situation de pauvreté et de grande pauvreté, ni les élèves issu de milieux éloignés de la culture scolaire.
Le catéchisme de « l’enseignement efficace »
Enfin, le discours est porté par une croyance selon laquelle il y a une manière efficace d’enseigner : il suffit donc de «maîtriser les techniques d’enseignement efficaces ». Croyance fondée sur « ce qui marche », et notamment ailleurs, comme en Australie. Le CSEN indique ainsi que son projet « est inspiré de Australian professional standards for teachers », dont la deuxième phrase du préambule est révélatrice : « The Australian Professional Standards for Teachers (the Standards) reflect and build on national and international evidence that a teacher’s effectiveness has a powerful impact on students ». Le CSEN se place bien sous l’influence des preuves apportées par les enquêtes internationales, les fameuses « données probantes » et l’inattaquable « efficacité » qui en découle, dont on peut légitimement redouter qu’elles offrent un approche pour le moins partielle, sinon réductionniste, de la complexité des choses humaines comme l’éducation.
Pas de réflexion sur les finalités de l’école
Mais, au-delà de ces orientations préoccupantes, ce projet inquiète également par ses silences. Que nous dit-il des finalités de l’école, de ce qu’elle cherche à instituer, des citoyens qu’elle vise à épanouir, de la culture qu’elle souhaite qu’ils partagent ? On cherche vainement dans ce projet de formation des enseignants une quelconque explicitation des réponses apportées à ces questions. Il est important en effet de savoir, quand on est enseignant ou personnel d’éducation, si ce que l’on vise, c’est de développer l’individualisme, le « chacun pour soi et que le meilleur gagne », l’esprit de compétition, ou de faire acquérir l’esprit de coopération, en encourageant le travail en équipe chez les personnels comme chez les élèves.
Il y a certes à la fin du document des appels à interagir avec les autres enseignants et personnels, les parents d’élèves, la communauté éducative, la communauté nationale.
Mais vers quoi tendent ces interactions, vers quel futur citoyen, épanoui dans quel type de société ? Il s’agit toujours de « l’élève » ou « des élèves » in abstracto, jamais des personnes qu’on souhaite qu’ils deviennent pour prendre toute leur part dans la vie sociale, civique et professionnelle.
Un manque d’ambition démocratique
Pour résumer la conception de la formation exposée dans ce document du CSEN qui « vise à définir l’ensemble des connaissances et des compétences qui devraient être idéalement maitrisées par les enseignants français » est on ne peut plus traditionnelle : il s’agit de maîtriser les savoirs disciplinaires déjà reconnus sans questionner ceux qui ne le sont pas et mériteraient de l’être, et des savoirs transversaux dont on a vite fait le tour complet : maîtrise du français, méthodes et outils pour apprendre, esprit critique et valeurs de la République. Rien, absolument rien sur d’autres savoirs, académiques eux aussi comme le droit et la santé, par exemple, ou non académiques comme les savoirs de vie. L’éducateur responsable agissant de manière éthique n’est pas chargé de faire éprouver au quotidien à ses élèves ce que signifie concrètement la devise républicaine : s’il respecte le règlement intérieur, s’il s’abstient de dévaloriser les élèves, s’il empêche les discriminations, et aide à identifier les comportements à risque, cela est bien suffisant.
Avec un tel projet, les enseignants et personnels d’éducation vont continuer de former des individus sans se préoccuper des inégalités fondamentales produites par la politique de savoirs qu’il n’est absolument pas question de nommer ni d’analyser avec un esprit critique, et sans se préoccuper de la société dans laquelle ils devront s’intégrer. Tout peu donc continuer comme avant, et produire donc les mêmes résultats, le seul changement étant apporté par le fait que les « bonnes pratiques » révélées par les « données probantes », vont uniformiser les pratiques et les parcours de formation au lieu de les enrichir.
Jean-Pierre Véran
Inspecteur d’académie honoraire
Membre du Collectif d’interpellation du curriculum