« Docs sur l’Éduc » est un podcast sur la pratique des métiers de l’éducation dans les quartiers populaires, sur l’histoire et les perspectives de l’éducation prioritaire. Il présente un regard croisé de chercheur.es, de militant.es syndicaux.ales, de professeur.es et de personnels exerçant principalement en éducation prioritaire à Marseille et dans sa région. Il est réalisé par Alain Barlatier, documentariste et ancien enseignant. Chaque vendredi « Le café pédagogique » en publie un épisode.« Échanger avec les enfants, les familles, prendre le temps de créer un véritable lien de confiance, c’est ce qui va nous permettre ensuite de pouvoir agir ». Aujourd’hui, Sandrine Rouvière, assistante Sociale à l’Éducation Nationale.
Des dizaines de milliers de fonctionnaires, de travailleurs sociaux, de militant·es associatifs agissent, travaillent, cherchent des solutions pour panser les plaies, atténuer les effets du libéralisme dévastateur et d’une législation inhumaine. C’est ce que Pierre Bourdieu appelait « la main gauche de l’État ». Dans un entretien donné en 1992 , le professeur au Collège de France expliquait : « Dans l’enquête que nous menons sur la souffrance sociale, nous rencontrons beaucoup de gens, tel ce principal de collège, qui sont comme traversés par les contradictions du monde social, vécues sous la forme de drames personnels. Je pourrais citer aussi ce chef de projet, chargé de coordonner toutes les actions sociales dans une » banlieue difficile » d’une petite ville du nord de la France. Il est confronté à des contradictions qui sont la limite extrême de celles qu’éprouvent actuellement tous ceux qu’on appelle les » travailleurs sociaux » : assistantes sociales, éducateurs, magistrats de base et aussi, de plus en plus, professeurs et instituteurs.
Ils constituent ce que j’appelle la main gauche de l’Etat, l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers gardant la trace, au sein de l’Etat, des luttes sociales du passé. Ils s’opposent à l’Etat de la main droite, aux énarques du ministère des finances, des banques publiques ou privées et des cabinets ministériels. Nombre de mouvements sociaux auxquels nous assistons (et assisterons) expriment la révolte de la petite noblesse d’Etat contre la grande noblesse d’Etat. »
Sandrine Rouvière Assistante sociale
Cette situation est remarquablement décrite par l’entretien que m’a donné récemment Sandrine Rouvière, assistante sociale de l’Éducation Nationale à Marseille.
Sandrine est AS depuis bientôt 10 ans, elle a choisi de travailler en éducation prioritaire et de construire un véritable réseau au-delà du second degré, notamment avec les écoles maternelles et primaires qui n’ont pas droit à l’attention à laquelle elles pourraient prétendre sur le plan social.
Sandrine est investie dans de nombreux domaines, sur le plan professionnel d’abord mais aussi syndicalement et personnellement quand il s’agit d’aider et de soutenir les personnes en difficulté.
Auparavant elle a travaillé pendant plusieurs années dans l’administration pénitentiaire. Elle en a démissionné considérant que les missions réelles « surveiller et punir » étaient très éloignées de celles annoncées qui sont censées favoriser la réinsertion sociale.
Elle est aujourd’hui affectée au collège Vieux-Port à Marseille, classé REP+ mais ne dépend pas de l’administration de ce collège, comme toutes ces autres collègues – la principale n’est pas son supérieur hiérarchique. Le Service Social en faveur des élèves dont elle fait partie regroupe dans les Bouches-du-Rhône 120 AS qui dépendent directement du DASEN et d’un chef de service.
La majorité de ces personnels interviennent en éducation prioritaire ou dans des établissements qui devraient en relever – certains collèges, quasiment tous les lycées professionnels et certains lycées généraux et technologiques.
Des missions multiples
Les AS travaillent souvent à partir du décrochage scolaire comme indicateur d’une grande difficulté. Leurs missions recouvrent tous les domaines de la « protection de l’enfance ». Le but recherché étant le bien-être de l’élève dans son établissement.
Par exemple quand un élève est considéré comme « dysfonctionnant » – il a été signalé par un·e CPE, le/la chef·fe d’établissement ou un·e enseignante, Sandrine le convoque dans son bureau – les entretiens sont protégés par la règle du secret professionnel – pour comprendre ce qui se passe, ce qui conduit à ce dysfonctionnement, elle rencontre ensuite la famille pour envisager de multiples solutions possibles.
La réponse peut être financière – appel au fond social collégien ou lycéen selon le cas. Le chef d’établissement est in fine le décisionnaire, les AS jouent le rôle de conseiller·e, après évaluation de la situation globale.
Souvent les personnels ont le sentiment que le fonds social est l’unique outil des AS alors qu’il n’est souvent qu’un levier pour aller plus loin avec les familles et voir aussi s’il existe d’autres besoins liés au logement, au titre de séjour, à la santé…
La porte d’entrée du métier reste le « mal être » de l’enfant.
Dans cet établissement par exemple (le collège Vieux-Port), il y a trois classes NSA*, UPE2A* et ULIS**. Ce sont des dispositifs spécifiques avec des élèves fragiles socialement, nouvellement arrivés en France pour les NSA* et UPE2A*, en situation de handicap pour les ULIS**. Il est vraiment important de connaître l’intégration de ces adolescents au niveau du territoire. Quand elles sont interpellées par l’AS, les familles peuvent être déstabilisées, il faut du temps pour établir le lien de confiance.
En Éducation Prioritaire, de nombreuses familles sont en situation irrégulière, elles ne connaissent pas forcément leurs droits et les démarches administratives à faire, les AS sont là aussi pour les aider. Elles ne vont pas jusqu’à l’accompagnement en Préfecture, mais cela peut arriver, notamment concernant les Mineurs Non Accompagnés en lycée.
« Notre travail ce n’est pas de « faire à la place » des familles, mais de les rendre autonomes, nous allons tout mettre en place pour cela. Nous sollicitons des associations comme la Cimade, le RESF pour pouvoir faire le lien, établir les dossiers qui se sont pas simples à constituer, bénéficier de l’Aide Médicale d’État par exemple, entrer en contact avec le Département (la MDS), bien que celui-ci cherche souvent à « déminoriser » certains mineurs non accompagnés et en conséquence leur retirer leurs droits (prise en charge du logement, des besoins immédiats, scolarisation). » C’est le cas pour le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône.
« En tant que travailleurs sociaux, nous sommes mal perçu.es par certaines administrations, je pense à la Préfecture en particulier, nous sommes vécu.es comme des empêcheurs de tourner en rond. Nous travaillons avec une déontologie, nos missions c’est d’aider peu importe l’origine […]
Notre place n’est pas toujours simple par rapport aux institutions. C’est un peu la même chose, sur un autre terrain avec les équipes enseignantes. Notre point de vue sur l’élève n’est pas forcément le même que celui des profs (lors d’un Conseil de discipline par exemple). Cela crée des tensions mais c’est comme cela que l’on peut avancer aussi. »
Un travail complexe adapté chaque fois à l’âge de l’élève
Être AS en REP+, c’est travailler aussi avec les écoles du réseau REP, jouer le rôle de conseiller·e, faire des formations pour les Professeurs des Écoles. Elles ne rencontrent pas les enfants, elles font seulement le lien avec les enseignant.es. Elles servent d’interface entre les institutions et les équipes sur le terrain.
Dans le second degré, les AS agissent de façon rapprochée avec les personnels de santé (infirmières scolaires, Psy-EN en particulier) et de Vie scolaire. Avec des approches différentes, elles vont pouvoir arriver chacune à relever des comportements qui vont permettre de mieux cerner l’élève.
La demande sociale évolue en fonction de l’âge des élèves.
Au lycée les AS sont notamment confrontées aux problématiques liées à la sexualité, l’accompagnement est différent. Elles sont dans la préparation de l’émancipation de l’adolescent. La dimension « responsabilisation de la personne » est plus importante.
Au collège, elles ont à faire beaucoup plus souvent à des situations de maltraitance intrafamiliales qui peuvent se traduire par un « signalement » auprès de la Justice – le procureur – ou une « situation préoccupante » auprès des services départementaux.
Elles notent aussi une recrudescence de l’absentéisme à ce niveau-là, depuis la pandémie et les confinements COVID, absentéisme parfois cautionné par les parents, et là aussi il faut intervenir.
Dans la mesure où la scolarité n’est obligatoire que jusqu’à 16 ans les réponses sont différentes au collège et au lycée – cela peut aller d’une réflexion collective sur une éventuelle réorientation à un rapport rapproché avec les parents.
Dans un collège REP+, une AS peut avoir à prendre en charge une proportion importante des familles qui relèvent des dispositifs mis à disposition – de 50 % à la quasi-totalité selon les établissements. Le soutien à la parentalité peut permettre d’améliorer la situation et in fine la scolarité de l’enfant ou de l’adolescent.
Pour un élève de moins de 16 ans, quand les parents ne se saisissent pas de la demande de l’établissement, l’AS peut faire une « information préoccupante » pour que le conseil départemental intervienne.
Les moyens mis à disposition ne sont pourtant pas à la hauteur de la situation sociale.
Un service social présent dans le premier degré serait une décision tombant sous le coup du bon sens- l’administration fait en partie jouer ce rôle aux directeurs et directrices d’école. Les textes stipulent que chaque collège REP+ devrait être doté d’un poste d’AS à plein temps – comme pour les infirmières scolaires. Et ce n’est pas le cas faute de moyens humains.
Les AS ont souvent en charge deux établissements, sans compter les écoles et lycées ce qui peut représenter plusieurs centaines voire milliers de familles pour une personne en poste. L’état préfère procéder à un « saupoudrage » qui ne permet pas de traiter correctement les situations signalées.
Mais créer les postes nécessaire sous-entend de revaloriser le métier. Malgré que les AS soient classées en catégorie A de la fonction publique, celui-ci reste peu attractif au regard de sa complexité : une AS débute sa carrière à 1800 € bruts. Parfois les postes mis au concours ne sont même pas pourvus.
L’ambition de l’institution, traiter la misère sociale à partir de la place de l’élève est grande, mais souvent reste lettre morte et ne trouve pas la concrétisation nécessaire malgré l’investissement de ces personnels. Un juste retour des choses se fait attendre. Mettre en adéquation objectifs et moyens devrait être évidence pour un Ministère chargé de l’avenir du pays.
« Nous faisons un beau métier, j’adore ce que je fais, et il faut absolument nous donner les moyens et la considération pour pouvoir continuer à travailler ensemble dans cette belle institution qu’est l’éducation nationale ».
Alain Barlatier
Pour écouter le podcast, c’est par ici
*Le dispositif UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants) permet une intégration au système éducatif français d’élèves ayant été scolarisés dans leur pays d’origine. Les classes NSA (Élèves Non Scolarisés Auparavant) qui font partie de ce dispositif s’adressent à des élèves qui découvrent l’école pour la première fois de leur existence en arrivant en France.
**Les classes ULIS (Unité localisée pour l’Inclusion Scolaire) scolarisent des élèves en situation de handicap.