Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
La créativité résulte de l’aptitude à ne pas s’enfermer dans les façons habituelles d’appréhender les normes, les règles, les manières ou les façons d’appréhender les réalités. Elle permet de se situer et d’agir, en s’autorisant un regard neuf sur chaque situation, qu’elle soit connue, partiellement nouvelle ou totalement inconnue.
Elle réside en une agilité de la pensée qui surprend et subvertit les conceptions existantes. Elle est liée à la curiosité, à l’étonnement, à la prise en compte du fortuit, de la découverte, de l’inattendu, de la surprise.
La créativité est une attitude et une aptitude active de la personne à se saisir de ce qui peut être transformé en vue d’un mieux, désirable et possible. Elle est un agir orienté par une façon d’être, d’advenir et de se réaliser par les transformations et les améliorations de son environnement. La créativité imprègne et oriente l’ensemble des « rapports à » soi-même, à autrui, au monde… Elle réside dans l’ouvert à la pluralité des possibles prévisibles et imprédictibles, là où les normes et les protocoles enferment dans le prévu et la soumission à ce qui a été pré-jugé comme devant être.
La créativité n’est pas un « en plus », accessoire, facultatif et aléatoire. Elle n’est pas un « supplément d’âme » à la charge de l’enseignant. Elle est ce qui traduit l’élan de vie, la pulsion vitale qui permet de faire rencontre entre l’intervenant et ce qui vit chez l’élève, ce qui l’anime. Elle réside dans la mise en œuvre de l’anima, l’âme, le souffle de vie, mais aussi l’élan qui le tend vers ce qui, à ses propres yeux, a du sens et de la valeur.
Le travail de perte et de désapprentissage
La créativité, pour pouvoir se traduire dans la réalisation tangible de la création, suppose la capacité à assumer la perte. Il n’y a pas de création sans altération. L’altération est une dégradation, une détérioration des propriétés d’un corps. Elle est inhérente au remaniement de tout système vivant qui, pour évoluer, nécessite la perte de certaines de ses propriétés. C’est l’altération de certains aspects de l’existant qui, en déstabilisant les rapports institués, ouvrent des perspectives encore impensées. C’est à ce titre qu’il n’y a pas d’apprentissage sans désapprentissage. Le risque de déconstruction partielle des connaissances, des certitudes, des modes de pensée, s’avère être difficile, voire impensable pour nombre d’élèves en situation d’équilibre précaire.
Il s’agit, pour l’enfant se logeant dans la fonction d’élève, d’apprivoiser ses peurs, de s’essayer à jouer avec ses perceptions, ses émotions, ses pensées, en leur donnant droit à expression, quelle qu’en soit la forme première.
Dans une attention au surgissement de nouveaux possibles créateurs de « commencements », une procédure d’apprentissage est détournée de son projet d’acquisition et de maîtrise d’un résultat. Elle sert de « contenant » à l’insécurité de l’élève face à l’inconnu, afin qu’il puisse s’autoriser un tâtonnement et un cheminement personnel pour s’ouvrir aux plaisirs de la découverte dans les interstices de la surprise.
La créativité passe par une aptitude à percevoir et à jouer avec des niveaux de réalité, des différents types de codes, et l’hétérogénéité des cadres et de références. C’est la créativité qui permet de penser la juxtaposition ou la confrontation de deux ou de plusieurs logiques et interprétations possibles à la base de l’humour. Elle permet aux élèves d’intégrer l’existence de la pluralité des logiques et des cheminements de pensée afin qu’ils s’autorisent à penser dans des formes différentes, dont il leur faut appréhender le sens et la pertinence. Cette capacité à jongler avec les références et les logiques hétérogènes est à la base de la formation à l’esprit critique.
Au regard des dispositifs institués, la créativité chez un enseignant réside dans l’agilité de sa pensée à jongler avec les différents cadres de références afin d’entrevoir un espace, une possibilité d’entre deux, lui permettant de concevoir la façon d’agir potentiellement pertinente pour chaque élève, au moment précis où quelque chose est possible dans son cheminement.
Face à une situation de blocage ou de crise, la créativité professionnelle consiste à oser sortir des pratiques préconisées afin de se risquer dans des cheminements autres, en phase avec la façon dont l’élève pense, réagit et agit. C’est en « s’autorisant », en devenant auteur de l’acte d’enseignement qu’il pose, que le professionnel peut inviter l’élève à s’autoriser l’exercice de sa propre pensée. Il s’agit de permettre à l’enfant, de retrouver ou de trouver le cheminement de sa pensée afin d’en faire un outil à sa disposition et de prendre confiance en lui-même en prenant pouvoir sur sa propre vie.
On ne peut célébrer les potentiels de la créativité sans en signaler les difficultés et les dangers. L’excès de créativité fait basculer dans la dispersion et l’inconsistance. Trop de créativité ouvre à trop de possibilités qui ne peuvent être exploitées avec sérieux et continuité. On ne peut courir après plusieurs lièvres à la fois. Aussi, le recours à la créativité nécessite le choix du bon moment et du dosage pertinent, dans un accompagnement qui conduit l’élève à se réconcilier avec une rigueur et un effort, qui pend pour lui du sens au regard de ce qui l’anime.
Comment peut-on savoir ce qui vit chez l’élève pour qu’il y ait rencontre ?
Ce qui anime un enfant, c’est ce qui surgit au moment où on ne l’attend pas. Si un enfant s’ennuie, c’est le bon moment pour lui demander pourquoi il s’ennuie et en quoi l’ennui est intéressant à comprendre car il nous concerne tous. Et si un enfant est dans l’excitation, il est peut-être à l’origine d’associations d’idées, qui là aussi peuvent servir à tous.
Ce qui est dommage c’est que quand on pose des questions à des enfants, on donne la parole à seulement l’un d’entre eux et ça tue alors les élans des autres. Quand il y a plusieurs questions, il faudrait mettre les enfants en groupes d’échanges. C’est passer de l’individuel au collectif, pour que chacun exprime ce qui l’intéresse et l’anime. Et là, on peut recueillir les élans. Si l’élan vient du maître, il ne peut y avoir rencontre.
Est-ce que la créativité, ça s’apprend ?
J’aurais plutôt tendance à dire que ça ne s’apprend pas, mais que ça se cultive et que ça s’enrichit. Pour enrichir la créativité, faut-il encore qu’elle soit célébrée, que le surgissement d’un improbable soit présenté comme une ressource et pas comme une incongruité. La créativité, c’est un rapport à l’inconnu ouvert : quelque chose peut surgir de ce que je ne connais pas. C’est ce qui fonde la démarche du chercheur et les possibilités du futur. La créativité, ce n’est pas un à-côté de la vie.
Ce serait quoi une institution créative ?
Ce serait une institution dans un équilibre entre l’institué et l’instituant, qui accepterait de mettre en cause sa propre structure tout en continuant à fonder sa mission dans la continuité. C’est toute la problématique de l’instituant et de l’institué dans la pensée institutionnaliste. Il nous faut apprendre à nous transformer pour coller aux réalités changeantes auxquelles nous avons à faire face.
L’institution créative prendrait pour sérieux l’apport de chaque personne et de chaque statut qui constituent l’institution. Elle ne déciderait pas en dehors d’eux. Qu’il y ait des groupes d’échange et de décisions. Et qu’on apprenne à décider provisoirement dans l’indécidable. Parce que dès qu’on est dans l’humain, il y a de l’indécidable. Et comme il y a plusieurs facteurs qui interviennent, si on ne privilégie qu’un des facteurs, on a raison de décider à ce moment-là, mais tout de suite après, il y a changement de priorité.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain