Aujourd’hui, au Conseil Supérieur de l’Éducation (CSE) sont débattus plusieurs textes importants en lien avec le « choc des savoirs » porté par l’ex-ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal. La labélisation des manuels scolaires, annoncée le 5 décembre, est aussi au menu de l’instance de l’Éducation nationale à laquelle siègent organisations de parents d’élèves, lycéennes, syndicales, patronales et associations partenaires de l’École. Et si une » labélisation des manuels qui permettrait de vérifier la conformité des programmes n’est pas forcément une aberration en soi », c’est la commission qui l’encadrerait qui inquiète Marie-Lise Peltier, chercheuse. À la FSU-SNUipp, cette labélisation ce rien de moins que mettre aux pas les professeur·es des écoles, « c’est la caporalisation du métier » s’indigne Guislaine David. Pour Valérie Barthez, directrice de l’association des Éditeurs scolaires, nul intérêt d’une telle mesure, le cercle vertueux qui prévaut à la publication d’un manuel est une garantie de conformité.
« Le label Éducation nationale atteste, pour un niveau et une discipline ou un domaine d’enseignement, la conformité d’un manuel scolaire aux programmes d’enseignement et sa qualité pédagogique et didactique. Cette dernière est appréciée au regard d’un référentiel élaboré par le Conseil scientifique de l’éducation nationale et approuvé par le ministre chargé de l’éducation. Ce référentiel est rendu public », indique le projet de décret qui modifiera l’article D 314-129 code de l’éducation que s’est procuré le Café pédagogique.
Quelle légitimité de la commission ?
Pour Marie-Lise Peltier, maitresse de conférences en didactique des mathématiques et spécialiste de la formation des enseignants et enseignantes du premier degré, une labélisation « pourrait garantir la qualité pédagogique des ouvrages sans pour autant imposer de méthode et éviter une offre de manuels tellement prolifique qu’il est difficile pour les enseignants de les étudier tous avant de faire leur choix », mais à certaines conditions. La chercheuse s’interroge tout particulièrement sur la composition des membres de la commission prévue dans le projet de texte. « Le label Éducation nationale est attribué, à la demande de tout éditeur, par une commission placée auprès du président du Conseil supérieur des programmes. Ses membres sont nommés à raison de leur expertise scientifique ou pédagogique par le ministre chargé de l’éducation sur proposition du Conseil supérieur des programmes. Cette commission peut constituer des sous-commissions selon les niveaux et les disciplines ou domaines d’enseignement » indique la suite de l’article présenté au CSE. « Pour qu’une commission soit pertinente, il faut évidemment qu’elle soit composée de personnes qui connaissent les disciplines, mais aussi de personnes qui connaissent particulièrement bien la didactique ». Et c’est là que le bât blesse selon elle. Citant son domaine de prédilection, les mathématiques, Marie-Lise Peltier s’agace. «En France, l’Éducation nationale fait comme si la discipline universitaire didactique des mathématiques n’existait pas… Au conseil scientifique, on a Stanislas Dehaene qui est un psychologue spécialiste en neuropsychologie et en sciences cognitives, mais qui, bien qu’ayant fait des études de mathématiques, ne semble pas s’être particulièrement intéressé à la didactique des mathématiques. Autant les neurosciences apportent des informations importantes sur la façon dont les enfants apprennent à titre individuel, autant cela ne dit rien sur les conditions d’apprentissage en milieu scolaire et donc sur comment il est possible d’enseigner pour que le plus grand nombre d’élèves apprennent ». Et sa colère, la didacticienne l’assure, elle est partagée par bon nombre de ses collègues didacticiens des mathématiques. « Nous sommes assez remontés lorsque les ministres, qui se suivent et se ressemblent, font le choix de s’entourer de personnes connues du grand public, mais pas toujours les plus compétentes… C’est contreproductif, car ces personnes ont très rarement une connaissance approfondie de ce qu’est l’enseignement des mathématiques dans une classe. Jean-Pierre Kahn prodiguait des conseils au travers de son expérience de grand-père, c’est bien tout le contraire d’une démarche scientifique. C’est vrai pour la didactique des mathématiques, mais aussi pour toutes les disciplines ». Et si cette commission devait voir le jour, elle ne saurait être légitime que si elle est composée de chercheurs en didactique de chaque discipline concernée, d’éditeurs et bien sûr, d’enseignant·es « des gens du terrain pas que des inspecteurs » pour que cela ne soit pas du « Y a qu’à, faut que ».
Du côté des éditeurs scolaires aussi, on s’inquiète
Valérie Barthez est directrice de l’association les Éditeurs de l’éducation. Une association qui réunit une trentaine d’éditeurs scolaires, « la quasi-totalité », précise-t-elle. « On porte la voix des éditeurs scolaires et on fait part de manière collective de notre inquiétude sur ce projet de labélisation ». L’association d’éditeurs de l’éducation se qualifie comme « partenaire de la communauté éducative ». « Notre but est de mettre à disposition des enseignants et enseignantes les meilleurs outils possibles. On travaille avec l’Éducation nationale, les professeurs, les syndicats, les associations de parents afin de réfléchir ensemble aux meilleurs outils à mettre entre les mains des enseignants et enseignantes et des élèves ». « Et cela ne saurait être qualifié de lobbying », se défend Valérie Barthez.
« Nous avions rencontré Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale pour lui faire part de notre inquiétude quant à son annonce de labélisation», raconte la directrice de l’association. « Il avait assuré vouloir replacer le manuel comme outil indispensable à mettre entre les mains de tous les élèves. Il a rappelé le financement de l’État qui sera en complément de celui des mairies dans le premier degré (Ndlr : 30 millions d’euros pour les manuels de CP en maths et français). L’objectif du label serait la vérification de la conformité aux programmes. Nous lui avons rappelé que nos manuels le sont, sinon les professeurs ne les utiliseraient pas… ». Ce projet de décret n’est donc pas utile, assure Valérie Barthez. « La publication d’un manuel se fait dans le cadre d’un cercle vertueux. Aujourd’hui, lorsque le ministère publie de nouveaux programmes, les éditeurs s’en emparent et conçoivent un manuel qui respecte le contenu en ayant chacun une entrée, une vision et une analyse qui leur sont propres. Cela permet d’avoir une diversité de manuels, ce qui laisse un large choix aux enseignants qui doivent se retrouver dans une démarche ». La directrice rappelle qu’avant la mise en vente d’un manuel, des spécimens sont envoyés aux professeurs afin qu’ils s’approprient les différences entre manuels et qu’ils choisissent celui qui leur convient en fonction de la réalité de leur pratique et de l’hétérogénéité de leur classe. « On sait que toutes les classes sont différentes. Avoir une diversité de manuels permet de mieux travailler ». Et quand un manuel n’est pas choisi par les enseignants et enseignantes, « c’est qu’il n’était pas bon. Soit l’éditeur le retravaille soit il l’abandonne ». « Ce cercle vertueux garantit que le manuel sera conforme aux programmes et surtout conforme à ce qu’en attend un enseignant. L’enseignant est au cœur de la dynamique, c’est lui qui sait comment il va enseigner », soutient-elle.
Autre motif d’inquiétude : les délais qui seraient rallongés avec le passage en commission. « Dans le cadre des réformes récentes, collège et lycée, les délais de publication des programmes se raccourcissent de plus en plus. Les programmes de la voie professionnelle ont, par exemple, été publiés en avril pour une mise en place en septembre. Dans les délais actuels, s’il faut rajouter un passage en commission, cela devient intenable, voire impossible ».
Depuis le passage de flambeau, l’association des Éditeurs scolaires n’a plus eu de nouvelles. Le projet de texte présenté aujourd’hui est donc une surprise pour l’association. « On nous a rassuré que nous allions être associés au système de labélisation, quel qu’il soit. Nous sommes donc étonnés d’apprendre qu’il y a un projet de texte alors qu’on pensait en être au stade du groupe de travail ». Et dans le texte, une phrase inquiète particulièrement la directrice, celle faisant référence à un référentiel élaboré par le conseil scientifique. « Qu’est-ce que ce référentiel ? S’agit-il de critères plus resserrés que la conformité des programmes ? ».
Vers une caporalisation de la profession
À la FSU-SNUipp, on s’inquiète aussi. « Cette labélisation porte l’idée qu’il y aurait de bons et de mauvais manuels, de bonnes pratiques décidées par le ministère et les autres. On nous a clairement dit que la labélisation concernerait les manuels utilisant ‘’les méthodes pédagogiques ayant fait leurs preuves’’», alerte Guislaine David, co-secrétaire générale du syndicat. « C’est nouveau et ce n’est pas anodin. Politiquement, ça engage l’État à vérifier les pratiques pédagogiques des enseignants avec cette labélisation ». « C’est une atteinte à la liberté pédagogique », soutient-elle. « Avec le référentiel, le conseil scientifique de l’Éducation nationale donnera le cadre. On connait les positions du CESEN, en matière de lecture notamment – positions qui ne sont pas partagées par l’ensemble des acteurs de la recherche en sciences de l’éducation ». « La seule chose qui doit nous guider, nous enseignants, experts du terrain, concepteurs de nos méthodes d’apprentissage, ce sont les programmes, et rien que les programmes. Cette labélisation nie notre expertise ».
Si le ministère a garanti au syndicat qu’il n’y aura pas d’obligation pour les professeurs des écoles à utiliser un manuel labélisé, les pressions hiérarchiques existeront, explique la porte-parole de la FSU-SNUipp. « Il y aura injonction de certains IEN, c’est évident. De fait, on va caporaliser les équipes vers une méthode dictée par le pouvoir politique en place ». Et c’est là le vrai danger, prévient-elle. « Si le pouvoir passe à l’extrême droite, on leur laissera un boulevard. Comme ce qu’a fait Orban en Hongrie ».
« Il n’est pas inutile de rappeler que le seul moment de l’histoire où un manuel a été imposé, c’est tout de même sous Vichy… » rappelle la responsable syndicale.
Lilia Ben Hamouda