Yannick Lefebvre, professeur d’histoire-géographie, propose aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique de se projeter en 2025 dans ce récit d’anticipation sur le Pacte et ses conséquences à moyen terme sur le métier. Un récit fictif, peu habituel dans le Café pédagogique, mais qui alerte sur les conséquences du dispositif.
Eugénie n’en revenait toujours pas.
« Non, c’est non. N’insistez pas. Bonne fin de journée Madame. »
Le fait que le Principal élève la voix pour lui couper la parole et se lève brusquement pour l’enjoindre à sortir l’avait sidérée. Elle avait balbutié quelque chose, elle ne se souvenait plus quoi, avait ramassé son sac et était sortie, une boule dans la gorge, un peu honteuse… et honteuse d’avoir honte. Parce qu’elle était dans son bon droit, pensait-elle. C’est lui qui devrait ressentir la honte d’agir ainsi.
Alors qu’elle traversait à pas rapides la cour, les ennuis auxquels elle allait être confrontés l’assaillaient. Tenir l’année sans ses trois HSA habituelles et sans les deux parts de pacte… Avec le loyer de son aînée à Lille, les activités des enfants, les vacances projetées.
Comme cette rentrée 2023 où elle avait pu recevoir ces deux parts de pacte si facilement lui paraissait loin. Elle avait été la première à accepter ces 18 heures de remplacement qui faisaient tant gronder les autres collègues, alors qu’elles étaient si bien payées ! Elles n’étaient que trois alors à avoir accepté sur quarante enseignants. Les arguments pour refuser sur le thème de la charge de travail, de la qualité du travail, des conditions qui se dégradaient la laissait pantoise. On le faisait avant avec des HSE moins bien payée. Elle n’avait pas compris que des syndicalistes s’opposent à une augmentation. Ensuite, la principale lui avait proposé de lui donner une autre part, brique disait-on à ce moment, pour le séjour qu’elle organisait depuis cinq ans en Espagne. C’était bien mieux que ces bricolages d’HSE lui avait-elle affirmé, et Eugénie était bien d’accord. « Je vais enfin pouvoir vous payer correctement pour ce que vous faites, votre investissement depuis des années », lui avait glissé la cheffe. Cela lui avait fait chaud au cœur.
Et les remplacements avaient été faciles. Eugénie et les deux autres volontaires étaient toujours sollicitées en premier. Les 18 heures, elle avait pu les faire tranquillement avec ses propres classes et prévenue plusieurs jours à l’avance. Comme avant. L’adjoint déplaçait même les heures à sa convenance. Mais l’année d’après les digues avaient cédées. Trente et un volontaires sur les quarante-quatre personnes qui pouvaient candidater ! Pour vingt-deux parts de pacte !
Arrivant devant la loge, lui revenaient en mémoire des discussions tendues à n’en plus finir en salle des profs. Les remarques acides. Y compris de collègues qui avaient quand même une part, mais qui en escomptaient deux. Eugénie fit un petit signe à Evelyne, l’agente d’accueil, mais n’alla pas la trouver pour échanger deux ou trois mots comme elle aimait à le faire. Elle ne saurait garder sa contenance. Le petit clic de la porte automatique la libéra de son collège.
La principale avait été correcte, trouvait Eugénie. Elle avait favorisé celles qui avaient été volontaires dès le début, et elles avaient pu garder chacune deux parts. Mais pour satisfaire en partie les demandeurs, elle n’avait donné qu’une part aux autres. Cela avait laissé beaucoup de mécontents.
Mais si la majorité voulait du pacte, il restait un noyau d’« antipactes », comme Nathalie la représentante syndicale qui présentait le pacte comme une abomination. Une attaque contre le statut, la fin de l’indépendance du fonctionnaire, la concurrence entre collègues. Cela ne l’avait vraiment pas touché en 2023. Elle ne voyait pas comment prendre ses élèves plutôt que les laisser aller en perm et se faire payer le travail qu’elle faisait depuis des années allait détruire le statut.
De la concurrence entre collègues, cette deuxième année, elle avait surtout vu de la jalousie. Heureusement, elle estimait que la principale avait fait des choix respectueux du travail de tous. Elle s’était quand même fait la réflexion que la concurrence était finalement apparue quand moins de collègues avait écouté le syndicat.
Sur les remplacements aussi cela avait été tendu. Faire les dix-huit heures, la deuxième année avait été plus compliqué. Sur une heure d’absence, il y avait trois ou quatre candidats possibles. Il fallait aller vite. Être aux aguets. Elle avait découvert que trois collègues se refilaient les tuyaux entre eux pour faire leurs dix-huit heures le plus tôt dans l’année. Et ensuite, ils ont continué avec des HSE. Comme elle n’arrivait pas à suivre les messages sur les absences, avec tous les autres messages de ses enfants auxquels elle devait répondre, elle avait vraiment craint en avril de ne pas réussir à faire les sept heures qui lui restaient. Oui, la concurrence, elle l’avait constatée. C’était mieux pour elle quand le pacte ne prenait pas !
Et maintenant, elle n’avait plus aucune part de pacte. La principale avait muté, et le nouveau ne fonctionnait pas du tout de la même manière. Il l’avait annoncé dès le premier conseil pédagogique. Quelque chose comme « Je vais revoir de fond en comble les attributions des parts fonctionnelles de l’ISOE, la manière de procéder de ma collègue peut être optimisée. »
Zut ! Elle se rendit compte qu’elle était partie dans une mauvaise direction pour retourner à sa voiture. Elle n’avait pas pu se garer dans sa rue habituelle. Presque cinq minutes de perdues maintenant, pensait-elle en retournant sur ces pas.
Lui revenait la « méthode » du Principal. Suite à ce qu’il avait appelé un appel d’offre, il avait reçu tous les volontaires une première fois. Il s’agissait de lui exposer nos désiderata et la manière dont on souhaitait investir les missions qu’il proposait. Il avait laissé des missions indéterminées pour laisser place à l’initiative locale et l’innovation. Eugénie avait proposé son voyage.
Avait suivi un deuxième entretien qui lui avait laissé un sentiment de malaise. Le principal avait commencé avec un grand sourire et un ton bon enfant mais la question l’avait déstabilisée. « Alors Madame, nous sommes ici pour que vous m’expliquiez. Pourquoi vous plutôt qu’un de vos collègues ? Soyez convaincante ! »
Qu’est-ce que c’était que ces façons ! Il se croyait où ? Pour le séjour, elle avait réexpliqué ce que contenait son projet en termes d’objectifs pédagogiques, de compétences langagières travaillées. Elle l’avait vu faire la moue ! Elle n’avait pas osé lui demander le sens de son expression. Pour la mission de remplacement, il avait repris la main la discussion en lui posant des questions sur ses disponibilités. Le nombre de créneaux et l’amplitude qu’elle pouvait mettre. Le temps qu’elle estimait nécessaire pour pouvoir prendre une classe. Il avait pris des notes. Elle s’était aussi proposée pour une brique devoirs faits pour maximiser ses chances. Il lui avait demandé son expérience en la matière ! Là encore, il l’avait déstabilisée. Elle avait répondu qu’elle avait aidé ses enfants, avant de s’en vouloir de sortir de tels arguments. Elle avait eu l’impression de « se vendre ». À plusieurs reprises, elle avait hésité sur des réponses. Elle pensait qu’elles iraient dans le sens de ce qu’il voulait entendre. Sans certitude. Mais elle avait l’impression d’être dans une forme de mendicité.
Quelques semaines après, elle avait reçu le mail : « Je n’ai pas été en mesure de retenir votre candidature pour une des missions supplémentaires auxquelles vous candidatiez. Je vous remercie de votre engagement, et il va sans dire que je vous renouvelle notre confiance. »
Et cette fin d’après-midi, c’était l’entretien qu’elle lui avait demandé pour qu’il motive son refus.
« C’est très simple » avait-il commencé. « Pour les remplacements, j’ai pris des collègues qui se sont engagés sur davantage de disponibilités et plus d’efficacité en termes de délai. Pour devoirs faits, des collègues m’ont fait part de leur expérience en milieu associatif. Votre séjour est intéressant pédagogiquement, mais très classique. La politique que j’entends mener pour l’établissement, en accord avec les axes du rectorat, c’est l’innovation. Je n’utiliserai pas l’argent public de ce merveilleux outil qu’est le pacte pour un dispositif qui n’a pas évolué en 8 ans. Vous avez des collègues nettement plus innovants. Mais entendons-nous bien, votre travail est satisfaisant, bon même. Votre séjour peut avoir lieu, j’essaierai de vous trouver quelques HSE. Et puis vous pouvez retravailler votre projet pour innover l’année prochaine et le représenter dans le cadre du pacte. Aucun problème. Ne percevez pas ma décision comme un manque de confiance. Mais l’enveloppe est contrainte, et au niveau de l’établissement, de l’académie et même au niveau national, les priorités changent. Les collègues qui ont accepté de se former aux compétences psychosociales et de mettre en place le dispositif, « petit chaton deviendra un tigre » ont beaucoup donné. Ils vont contribuer à améliorer la persévérance des élèves et donc leur réussite. Et le partenariat avec Energie Féline, leur prend beaucoup de temps. Ils doivent être reconnus. Vous reconnaîtrez sans mal qu’entre ça et le même séjour tous les ans… Quand le gouvernement définit une priorité mon devoir de fonctionnaire, c’est de la mettre en œuvre. »
Nathalie, la représentante syndicale, avait parlé il y a deux ans des compétences psycho-machin, et elle avait annoncé qu’il y avait des lobbys puissants à la manœuvre auprès du ministère. Elle n’avait pas tout écouté, mais il était question de marchés et de gros sous pour des associations et autres intervenants et formateurs. Sans doute, comme bien d’autres le chef y avait vu un moyen de booster sa carrière en surfant sur ce qui était en vogue en ce moment.
Abasourdie, Eugénie a tenté de proposer d’étendre ses disponibilités pour les remplacements. Elle est revenue sur la somme de travail que représentait le séjour, le stress qu’il générait, les retours positifs des élèves. Le principal l’a coupée lui expliquant que de toute manière il n’allait pas annoncer à quelqu’un qu’il lui retirait une part pour la donner à Madame X qui était revenue se plaindre dans son bureau.
Là, Eugénie a déraillé. Elle a commencé la gorge serrée à expliquer qu’elle comptait sur cet argent. Elle avait mendié. C’est là qu’il s’était levé avec son « Non, c’est non ! ». Elle était partie, comme une enfant capricieuse sermonnée. En 2023, elle s’était dit qu’elle prenait l’argent tant qu’il était là et que s’il n’y en avait plus, tant pis, elle en aurait profité. Mais, elle n’arrivait plus à se dire cela. Elle était aussi en colère contre tous ses collègues qui maintenant se précipitaient sur le pacte après avoir fait la fine bouche. Mais qu’est-ce que certains avaient dû promettre pour obtenir les missions RCD ? Elle n’en revenait pas. Cela ne devait pas être cela le pacte ! On lui avait dit, c’est pour reconnaître l’engagement de ceux qui donnent beaucoup. Elle ne voyait pas comment elle pourrait continuer de parler à certains. Franck, lui, était venu lui dire qu’il était désolé qu’elle n’ait pas été retenue. Pas comme d’autres qui semblaient bien satisfaits de son éviction. Elle saurait s’en souvenir et à la première occasion… Franck, lui avait aussi dit que le chef avait fait le forcing auprès de lui pour qu’il aille en formation sur le sujet. Pour le bien des élèves. « Nos élèves ne sont pas assez persévérants, ils manquent de confiance en eux, il y a des programmes qui comblent ces manques, il faut y aller ». Il l’avait bien fait culpabiliser, lui avait-il confié. Mais il a une part de pacte maintenant.
Peu de temps après, elle a appris par les collègues qui siègent au CA, qu’en Espagnol elle perdait ses 3 HSA. Le chef d’établissement avait augmenté le BMP de 3 heures. Il comptait sur une présence accrue de la TZR qui l’occupait déjà. Faut dire qu’elle avait su rentrer dans les bonnes grâces en se portant volontaire pour tout ce qui était proposé dans l’objectif déclaré d’être maintenue sur le poste. Maintenant, que tout se passait entre gens du rectorat, elle avait entendu dire que les courriers du chef avaient du poids sur ces questions, depuis la disparation des CAP. Le principal ne lui en avait même pas parlé. Elle n’avait pas eu le temps d’aborder la question tout à l’heure. Elle ne se voyait pas aller dans son bureau à nouveau lui demander une explication. Qu’est-ce qu’elle avait fait pour mériter ça ? Elle avait toujours eu le souci des élèves, ne comptait pas ses heures. En 2016, pour la réforme du collège elle s’était donnée à fond sur les EPI. Et quand le pacte était arrivé, au lieu de suivre les antipactes, elle avait répondu présente pour le bien des élèves. Comment, en répondant à toutes les sollicitations de la hiérarchie, quelquefois en essuyant les reproches de collègues qui lui reprochaient de ne pas être assez collective, pouvait-elle être aussi mal traitée ? Non vraiment, elle ne voyait pas ce qu’elle avait fait de mal pour mériter une telle amputation de revenu.
Alors qu’elle cherchait ses clés dans son sac, elle réalisa qu’elle devrait vivre chaque année la même épreuve ! Les entretiens, l’incertitude ! Ne pas savoir si elle devrait se contenter de son traitement ou avoir ses compléments. Elle devrait chercher tous les ans ce qui pourrait convaincre le chef de lui donner une part ?
Avec l’inflation de ses dernières années et tous ses frais, avec juste son traitement cela allait être dur. Aucune augmentation depuis 2022. Elle n’avait pas fait les grèves de 2024. Si elle avait 3 HSA et 2 parts du pacte, ce n’était pas pour perdre une journée de salaire. Le gouvernement avait répété, ceux qui veulent augmenter leur pouvoir d’achat, savent ce qu’ils ont à faire. Le pacte leur ouvre les bras. Elle était d’accord, à ce moment…, tu parles ! C’est comme si le pacte n’avait pas été fait pour améliorer le système !
Enfin installée au volant, elle expire longuement. Quelquefois, elle parvient à se libérer progressivement de ce qui lui pèse le temps du trajet. Lorsqu’elle met le contact la radio s’allume sur une chaîne d’information continu et la voix de la ministre s’insinue dans l’habitacle. « Mais vous savez, Monsieur, je rencontre tous les jours, tous les jours, des enseignants qui nous remercient d’avoir mis en place le pacte, et à titre personnel, j’aime beaucoup ce mot, et tout ce à quoi il renvoie ! »
Yannick Lefebvre