Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. Aujourd’hui, c’est le terme Obéissance qui est à l’honneur. « Plus que l’obéissance, ce qui est favorisé par le contrôle, c’est l’asservissement » explique Jacques Marpeau interrogé sur le fait d’évaluer les performances des élèves. « Car on prétend, par un « chiffre objet », qui est donc supposé objectif, généraliser un jugement, ce qui est radicalement faux en matière de finalités. L’Éducation nationale prétend éduquer, sauf qu’elle n’éduque pas, puisqu’elle prend des références uniquement quantitatives de masses informelles d’acquisition. Mais personne ne sait ce que les élèves en font et comment ça leur donne une capacité d’usage. C’est toute la question des compétences »..
Obéir, c’est se soumettre à une autorité, à un ensemble de règles et de lois, de commandements et d’interdits. C’est aussi se plier à la volonté de quelqu’un, d’un organisme ou d’une institution, en exécutant un ordre, en se pliant à une injonction, en se conformant à un protocole ou à une procédure. C’est encore être assujetti à un principe ou à une idéologie.
L’obéissance est une soumission plus ou moins consciente et consentie dans un rapport de subalterne à supérieur, de dominé à dominant, d’élève à maître, mais également de protégé à protecteur ou d’enfant à adulte. Elle peut résulter du pouvoir de convaincre ou de contraindre d’une organisation faisant autorité ou d’un système autoritaire et/ou de ses agents. Cette dépendance peut également procéder d’un sentiment d’insécurité engendrant une quête de protection.
Les nécessités et les bénéfices de l’obéissance
Le petit enfant vit l’obéissance comme étant liée à sa dépendance vitale de ses parents pour chacun des actes de sa vie. Il cherche aussi à s’affirmer en s’opposant par des colères et des caprices. Céder aux caprices, c’est abandonner l’enfant à l’emprise de ses pulsions et de ses envies. Un enfant qui n’a pas appris à obéir reste dans la toute-puissance. En n’ayant pas été confronté aux règles, aux limites et aux interdits de la loi commune, il ne peut faire face aux frustrations de la réalité. Il reste dans l’illusion que tout lui est possible et dû. Il ne peut s’inscrire dans un espace commun contenant et régulateur des relations. En l’absence de limites contenantes, un élève est dans la dispersion psychique et cognitive en même temps que dans l’insécurité de la précarité affective et relationnelle.
Recourir à l’obéissance gagne un temps considérable en explications mais cela reporte à plus tard l’élaboration par les élèves des repères et des capacités nécessaires à leur autonomisation. Obéir apporte un confort en dispensant temporairement l’élève du devoir de juger, de s’engager et d’assumer ses responsabilités.
Le versant destructif de l’obéissance
Les recherches sur l’obéissance aux instructions d’une autorité reconnue (expériences de Milgram et de Stanford) ont mis en évidence les effets de déshumanisation et d’annulation du jugement chez les individus soumis aux ordres et aux consignes.
L’obéissance devient un interdit de penser et de juger par soi-même ce qui a été décrété par l’autorité ou codifié par la norme, la loi, la morale. Elle peut dégénérer en un processus d’emprise par une adhésion totale à des principes, à un gourou, à un « maître » ou à un groupe d’appartenance.
Dans l’obéissance, l’élève vulnérable, se laisse guider. Il est alors libéré de de la difficulté de penser, de choisir et de se situer par lui-même. Il n’a pas à fournir l’effort qui lui permettrait d’élaborer les capacités de décider de ses propres agissements.
L’obéissance est en opposition avec l’autorisation en tant que processus par lequel un humain accède à la capacité de se situer comme sujet auteur de ses élaborations et de ses actes.
L’accès à la capacité et à la liberté critique
L’obéissance suspend le jugement de l’élève et l’oblige à s’en remette au jugement du maître. Or, c’est en exerçant son propre jugement qu’un élève peut accéder à la capacité critique. Le recours à l’obéissance est légitime lorsque qu’un élève ou un groupe d’élève est en difficulté, en incapacité de juger de la pertinence de ses choix, en situation de débordement émotionnel, de crise, voire de danger. Elle est alors fondée sur la valeur et la fiabilité de la personne, du cadre ou de l’institution faisant autorité.
Pour éviter l’écueil, de la soumission, il nous faut apprendre aux élèves à exercer leur capacité de jugement en obéissant à ce qui est fondé, mais aussi en contestant, voire en désobéissant à une consigne, une pratique ou à un ordre qui est à leurs yeux éthiquement inacceptable. Cela nécessite la mise en débat du fondement des règles permettant l’organisation de la vie commune, comme des enjeux de leur respect ou de leur transgression. Faute de telles réflexions collectives sur le sens de la règle et des interdits, la désobéissance n’est pas l’expression d’une réflexion critique et d’un engagement, mais celle d’une rébellion en contre-dépendance du rapport de soumission imposé par l’obéissance.
« La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance. Ce qui peut être même un réel supplice pour certains êtres que d’avoir fait l’expérience d’une vie créative juste assez pour s’apercevoir que la plupart du temps, ils vivent de manière non créative, comme s’ils étaient pris dans la créativité de quelqu’un d’autre ou dans celle d’une machine. » (Winnicott, 1975 :91)
Le devoir éthique invite tout citoyen, et à ce titre les professionnels de l’enseignement et de l’éducation, à s’écarter de la soumission aux ordres, en prenant ses distances d’avec un système, une organisation, un dispositif, quand ils en perçoivent les effets et les enjeux de destruction et d’invalidation de l’humain. Il s’agit alors, à la façon des lanceurs d’alerte de mettre en débat les procédures, les normes imposées et les références utilisées au regard des finalités de l’action qui nécessite leur participation. Il s’agit encore pour chacun de proposer et de mettre en œuvre des façons de penser et d’agir qui ne mettent en péril ni le bien commun, ni le droit et les moyens d’existence future d’un être humain.
Aujourd’hui, on mesure de plus en plus les performances de l’élève, de l’enseignant, des établissements. Ces opérations de mesure ne favorisent-elle pas l’obéissance, voire la soumission ?
Mesurer est nécessaire en matière de contrôle des savoirs formels, mais c’est la pire des arnaques en matière d’éducation, parce que les chiffres n’ont jamais rien dit en matière de sens : 2 et 2 ne font pas 4 en matière d’humanité. Pour que ça fasse 4, il faudrait parler de composants de natures homogènes.
C’est toute la question de la différence entre critères et repères : les repères sont des indices de sens et de valeur. Quand on parle de repère, on parle de praxis, de comment un enfant grandit. La praxis, c’est l’activité, qui sert non pas à fournir un résultat, mais à permettre à celui qui apprend de comprendre mieux et de grandir.
Les chiffres ne racontent rien par eux-mêmes. Par exemple, si j’attribue un chiffre à une température, je dis des choses objectives, parce qu’à 0 degré, ça commence à geler, donc je vais avoir un peu de verglas. Mais c’est une généralisation abusive, en partie fausse, car en fait, je n’aurai pas de verglas sur une route sèche. Le chiffre lui-même ne dit rien. Ainsi, la température ressentie et celle indiquée par le thermomètre n’ont rien à voir. Et la température ressentie par un Norvégien, habitué aux températures basses, et ressentie par un Français ne sera pas la même.
Dès qu’on passe des chiffres à la question de l’humain, il y a une arnaque monstrueuse dans l’usage des chiffres. C’est le problème de la réification du système scolaire, où on veut tout mesurer, alors qu’il faudrait leur affecter une valeur. On a dépossédé les professionnels, comme les enfants, de la capacité d’énoncer une valeur, et donc de comprendre ce qui est de l’ordre de la praxis : comment quelqu’un grandit en humanité.
Plus que l’obéissance, ce qui est favorisé par le contrôle, c’est l’asservissement. Car on prétend, par un « chiffre objet », qui est donc supposé objectif, généraliser un jugement, ce qui est radicalement faux en matière de finalités. L’Éducation nationale prétend éduquer, sauf qu’elle n’éduque pas, puisqu’elle prend des références uniquement quantitatives de masses informelles d’acquisition. Mais personne ne sait ce que les élèves en font et comment ça leur donne une capacité d’usage. C’est toute la question des compétences. On parle même d’un portefeuille de compétences. C’est la conception bancaire de l’éducation dont parlait Paolo Freire qui est en jeu.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain