Mardi 16 janvier, lors de sa conférence de presse, Emmanuel Macron a relancé le débat sur les usages numériques des enfants et des jeunes adolescents. Bruno Devauchelle revient sur la place des enseignants et enseignantes dans ce dernier. Et selon le spécialiste de la question du numérique éducatif, si « les enseignants sont concernés au premier rang face aux injonctions des politiques », leur composante culturelle impacte nécessairement leur implication.
Le débat sur la place du numérique à l’école vient de rebondir après les propos du président de la République sur les écrans. Ces propos sont l’écho d’un débat qui n’est pas nouveau et qui a depuis longtemps touché le monde de l’éducation que ce soit à propos du cinéma, jadis, de la télévision et désormais des moyens numériques qui intègrent ces techniques antérieures et en développent de nouvelles. Les enseignants sont concernés au premier rang face aux injonctions des politiques (cf le développement des Territoires Numériques Éducatifs, faisant suite au plan Hollande d’équipement des collégien, mais aussi de l’interdiction du portable à l’école portée par le ministre Blanquer en 2018). Depuis le début des années 2000, avec le B2i on a pu remarquer que l’attitude des enseignants était très réservée face aux propositions ministérielles de certifier des compétences informatiques et Internet dès l’école primaire. Même si cette proposition est devenue une obligation légale en 2005 avec l’inscription du socle commun dans la loi (le 4è pilier était la transposition du B2i), les faits on mis en évidence une réticence de la part des enseignants. Cela peut, certes, s’expliquer par l’absence de continuité des politiques publiques (cf. L’article de Jean François Cerisier dans lequel il écrit « l’aspiration de toutes et tous à plus de stabilité des politiques publiques« ). Mais cela peut aussi s’expliquer par une analyse des composantes culturelles du monde des enseignant·es.
Les enseignants, une catégorie sociale hétérogène ?
Les enseignant·es ne forment pas un corps homogène et unique dans lequel on pourrait englober toutes nos réflexions, analyses, études. Toutefois, ils constituent une catégorie bien spécifique dans la société du fait de leur statut et de leur rôle dans la société. Difficile donc de trouver des constantes et pourtant on peut essayer de trouver des tendances. Le socle commun de ces métiers de l’enseignement c’est d’abord les connaissances requises pour accéder à l’exercice de la profession. Le deuxième élément du socle, c’est le rapport à la transmission, c’est à dire ce que recouvre l’ensemble des compétences nécessaires pour effectuer les tâches demandées. Le troisième élément du socle, c’est la place sociale des enseignants qui bien qu’inégale (entre une suppléante et une agrégée voir un professeur des universités, que de différences sociales) est souvent au coeur de l’imaginaire collectif et des représentations sociales. Pour le dire autrement, un enseignant est au croisement d’une culture personnelle, une culture sociale et une culture professionnelle. Or c’est souvent cette dernière qui fait l’objet d’une attention particulière et scientifique alors que les deux autres sont mises de côté.
Territoires culturels en questions
L’arrivée du numérique dans la société bouleverse les territoires culturels, aussi bien individuels que collectifs. L’enseignant·e est d’abord un « citoyen ordinaire » avant d’être un professionnel. L’enseignant·e est ensuite un être social qui interagit avec le monde qui l’entoure. Enfin l’enseignant·e est un professionnel qui œuvre dans un contexte réglementaire et normé qui définit aussi une forme de culture professionnelle que nombre de travaux ont mis en évidence. Dans les trois domaines qui constituent sa culture, l’enseignant se trouve confronté au déploiement des moyens numériques et leurs effets sur l’ensemble de la société. C’est dans l’articulation entre ces trois domaines que la personne (enseignant·e ou autre) se trouve confrontée et qu’il lui faut faire une synthèse qui se traduit par des activités et des comportements, ainsi que parfois des discours, qui permettent de comprendre certains dilemmes qui expliquent les manières de faire dans chacun des domaines.
Pratiques personnelles et culture
Les pratiques personnelles des moyens numériques sont généralisées, et toutes les enquêtes le confirment. De plus, le monde de l’éducation a été un des premiers à explorer cet univers dès le début des années 1980. Enseignant à l’époque en lycée professionnel, nous avions bien perçu l’enjeu pour les élèves les plus en difficulté de ces nouvelles technologies : libération ou asservissement. Toutefois, les politiques publiques et l’organisation scolaire n’ont pas permis de traduire cette prise de conscience personnelle en activité professionnelle, hormis dans les enseignements liés à ces techniques (tertiaire, industriel, agricole…). Les usages personnels se sont multipliés et nos enquêtes réalisées auprès d’enseignant(e)s entrant dans le métier confirme cela : tous équipés, tous utilisateurs et la plupart maîtrisant les usages courants, même s’ils marquent certaines réserves (une distance avec les progrès technologiques caractérise une bonne partie de ces métiers de l’éducation). Lors de la crise sanitaire de 2020, ils n’ont pas été longs à s’engager, même si c’est avec réticence, à développer de nouvelles compétences. Ainsi, la culture personnelle est avérée.
Pratiques sociales et culture
La culture sociale autour du numérique se développe sous deux formes : amélioration et facilitation de la vie quotidienne (administration, commerce, etc.…), continuité et élargissement du cercle relationnel (liens familiaux, communautés de pensée ou de métiers). Le monde enseignant n’échappe pas à ces développements. À l’instar de l’ensemble de la société, portée par l’offre mais aussi par les nouveaux besoins émergents, les comportements sociaux se sont aussi multipliés. Ce sont aussi des « humains ordinaires » et la culture du quotidien n’est pas seulement personnelle elle est interactive aussi bien avec les objets et services qu’avec les humains. Être en société c’est aussi adopter les objets techniques qui la constituent et désormais la structurent. Les éducateurs ont aussi très tôt perçu cet enjeu de société et s’y sont adaptés rapidement.
Culture professionnelle et pratiques
C’est la culture professionnelle qui pose problème. Il y a bien longtemps que nous avons constaté la non-transposition des pratiques personnelles et sociales dans la culture professionnelle. Outre les politiques publiques erratiques dans le domaine, il y a aussi cette forme de méfiance d’une partie du monde de l’éducation face aux évolutions technologiques dès lors qu’elles bousculent les modes culturelles en place. Et c’est bien ce qui est constaté et mis en évidence lors de la crise sanitaire et surtout après. En voulant toujours appuyer sur le volet de la formation initiale et de la certification technique des enseignants (B2i, C2i2e, et PIX et Pixedu), le pouvoir politique n’a pas pris en compte les écarts de temporalité d’une part et les écarts culturels d’autre part. Trop soucieux du nécessaire équipement matériel (cf TNE) et pas assez soucieux de l’accompagnement de terrain (malgré des progrès mais trop éparpillés), la méfiance vis à vis des écrans risque de se traduire par de nouvelles injonctions de la part du pouvoir. Mais cette fois-ci ce sera en direction d’une limitation, d’une réserve et d’une méfiance globalisée, comme on peut le comprendre à écouter les discours politiques actuels….
Une institution en strates…
Enfin, rappelons l’incroyable millefeuille institutionnel autour du numérique éducatif. Cette organisation interne de l’Éducation Nationale est en elle-même un frein aux évolutions du fait de certaines concurrences entre différents services (CARFI, DRANE, DANE, IEN-TICE, Formateurs, INSPE, CANOPE) et acteurs qui, chacun dans son univers, développent des actions le plus souvent en concurrence avec les autres… les « territoires professionnels » (au sens large) du monde de l’enseignement sont très cloisonnés… et freinent la remontée cohérente des réalités de terrain au plus haut sommet de l’État… Les orientations données depuis le début des années 1980 ont été principalement conjoncturelles et jamais structurelles. La temporalité technique n’est pas la temporalité culturelle, mais la faiblesse des orientations (malgré les plans calculs et autres projets de ces années de lancement de l’informatique) et surtout leur variabilité, depuis cet époque, n’ont pas permis ces liaisons… entre les différents champs culturels. On ose espérer que les « experts » mandatés par le gouvernement pour éclairer les décisions sortiront de ces cloisonnements et surtout sauront aussi sortir de l’injonction inconsciente ou non dite qui se cache derrière cette demande de l’État… et proposer des axes de continuité éducative… sociale et scolaire.
Bruno Devauchelle