L’histoire et « l’instruction civique » ont été au cœur de la dernière conférence de presse d’Emmanuel Macron du 16 janvier. Joelle Alazard, présidente de l’APHG, association des professeurs d’histoire-géographie, réagit aux propos ministériels, à ce qu’ils annoncent pour les enseignants et aussi au profbashing qu’a laissé faire le président de la République.
Lors de la conférence de presse du président de la République, le 16 janvier, une salariée du groupe Bolloré a affirmé que la moitié des élèves ne connait pas la Shoah et la moitié des professeurs se censurent et ont peur. E. Macron n’a pas contesté ces propos. Qu’en pensez-vous ?
On retrouve dans cette question l’influence du sondage Opinion Way qui, publié à grand bruit le 7 janvier, posait des questions pour certaines orientées ou mal posées. On y lisait que 18% des élèves (et pas la moitié !) ne connaissent pas le terme de « Shoah », que 17% l’ont déjà entendu mais ne savent pas clairement à quoi le terme renvoie. Mais 85% savent ce que sont les chambres à gaz, et ils ne sont que 5% à ignorer le terme. Alors bien sûr, c’est encore trop… et c’est très contrariant pour nous qui enseignons sans relâche ces chapitres ! Mais serions-nous arrivés à 100% il y a dix ou vingt ans ? Pour que ce sondage ait plus de sens, il faudrait aussi avoir des comparaisons avec d’autres tranches d’âge de la population – on a parfois de sacrées surprises avec des adultes diplômés ! – ou avoir posé les mêmes questions les années antérieures. Etait-ce vraiment mieux avant ?
Il est vraiment regrettable que le président n’ait pas remis en cause ces affirmations abusives. Enseigner n’est pas toujours simple, mais évitons de nourrir les fantasmes les plus conservateurs sur la situation des professeurs face à leurs classes : il est bien sûr hors de question de nier les difficultés du métier, mais on est loin de la guerre civile et nous continuons à enseigner ! Cela fait des mois que des journalistes parlent de l’autocensure des enseignants, sans jamais définir ce que peut être cette « autocensure » : voilà qui participe à la fabrique de l’opinion, car l’idée ne cesse de rebondir, accréditant celle que les enseignants, comme des couards, seraient nombreux à renoncer à certains chapitres de nos programmes…
L’autocensure dont on nous rebat les oreilles ne relève-t-elle pas plutôt de la prudence, ou d’une plus grande progressivité pour aborder certains chapitres ? Les professeurs d’histoire-géographie continuent à enseigner tous les chapitres au programme, sans restriction : je ne connais pas de professeur qui n’enseigne plus la naissance des monothéismes, les croisades ou la Shoah. Il peut y avoir des questions d’élèves en classe, des tensions. Mais quand on est bien formé, que l’on s’appuie sur des documents, que l’on a construit une relation de confiance avec sa classe, on sait y répondre et les enseignants parviennent aussi à désamorcer les tensions. Il vaut mieux, par ailleurs, que ces questions soient posées en classe plutôt que les élèves s’autocensurent, tout en n’en pensant pas moins, et ne reconnaissent plus le professeur comme une source de connaissance et de vérité.
Affirmer dans les médias que les élèves ne connaissent plus l’histoire c’est attaquer le travail des professeurs d’histoire-géographie mais aussi, au-delà, préparer le terrain pour un enseignement plus mécanique et moins réflexif de l’histoire-géographie, un enseignement plus autoritaire. C’est particulièrement urticant quand l’accusation vient de ceux qui ont drastiquement diminué les heures d’histoire-géographie-EMC : en lycée professionnel, l’horaire a été divisé par deux ; le chapitre sur les Lumières, pourtant essentiel pour nos enseignements, a par exemple sauté. Il en va d’ailleurs de même pour le fait religieux, alors que les élèves de lycée pro représentent 30% d’une classe d’âge. Qu’on nous redonne les moyens d’enseigner les repères fondamentaux à tous les jeunes avant de les traiter comme des citoyens de seconde zone ou de les clouer au pilori par des sondages racoleurs !
Mais que sait-on du niveau des jeunes français en histoire ?
Les programmes sont denses, les élèves connaissent peut-être moins bien certains repères qu’auparavant (les dates de construction ou de la chute du mur de Berlin, pour reprendre le sondage Opinion way) et nous devons nous battre pour que les grands repères chronologiques soient bien acquis… ce qui a toujours été le cas, d’ailleurs ! Mais les élèves maitrisent aussi d’autres faits parfois mal possédés par les générations précédentes. Par exemple, en terminale, les générations qui passaient le bac dans les années 1990 étudiaient essentiellement la Guerre froide. Aujourd’hui, celle-ci occupe bien moins d’heures en classe, car on va bien au-delà, en enseignant le monde post Guerre froide, les nouvelles conflictualités, le génocide des Tutsi du Rwanda… Dans ce fameux sondage on interroge les 16-24 ans sur la date du début de la Révolution française et le résultat est décevant… mais on ne les interroge pas sur d’autres pans plus récents du programme.
Quoi qu’il en soit, cette récurrente stigmatisation de la jeunesse est inquiétante ; cela continuera tant que des commentateurs des chaines d’info en continu s’évertueront à répéter qu’on n’enseigne plus l’histoire, et notamment l’histoire de France. Combien de fois faudra-t-il répéter que les grands règnes, des Capétiens aux Bourbons, sont étudiés au collège ? Que Louis XIV et Versailles sont bien dans les programmes? Que Napoléon figure bien dans les programmes, en 4e et au début de la classe de 1ère, quand nous enseignons la Révolution et l’Empire ? Alors que nous ne cessons de démentir les fantasmes et de rappeler les contenus enseignés, nous sommes très peu entendus. Car ce n’est pas ce qu’une grande partie de l’opinion publique souhaite entendre. Comme ce n’est d’ailleurs pas la réponse attendue pour ceux qui produisent de l’information à sensation, pour mieux vendre du papier et engendrer une déferlante de clics… ! En tant que professeurs, nous devons justement rétablir des vérités, apporter de la nuance et de la complexité pour ne pas nourrir la psychose décliniste sur l’enseignement de l’histoire.
L’EMC a été aussi au cœur de l’intervention du président de la République. Que sait-on du niveau des jeunes français dans cette discipline ?
E. Macron a parlé d' »instruction civique », une discipline qui n’existe plus depuis belle lurette. Cet emploi interroge : est-ce pour se faire entendre et plaire aux auditeurs ou s’agit-il d’annoncer un recadrage de l’EMC ? Le problème de l’EMC c’est avant tout son faible horaire : si l’on reprend l’exemple du lycée professionnel, l’EMC c’est 13 heures pour toute l’année. D’autre part, en collège ou dans les lycées, c’est souvent une variable d’ajustement des emplois du temps, pour compléter des services ; l’EMC n’est pas toujours confiée à des collègues qui souhaitent ou se sentent capables de l’enseigner et qui profitent de ces heures pour avancer dans leurs programmes disciplinaires.
L’annonce par E. Macron du doublement de cet horaire est une bonne chose : on sait que la laïcité est par exemple mal comprise. Il nous faut plus de temps pour bien contextualiser sa naissance, déconstruire des idées reçues, expliquer pourquoi elle est un pilier de la République et nous fait tous gagner en liberté. Il a aussi été question de mieux enseigner les institutions : il est vrai qu’il y a de nombreuses zones de flou et de lacunes chez les élèves.
Mais nous espérons que les nouveaux programmes nous donneront toujours du temps pour la recherche documentaire, pour faire venir des intervenants, par exemple des élus, des acteurs des institutions, ceux qui travaillent par exemple avec nos partenaires de l’association « Parlons démocratie ». Nous voulons éviter des cours très descendants et uniquement théoriques, une indigestion d’organigrammes institutionnels ou la multiplication de textes fondateurs que nous ne pourrions pas étudier intelligemment sans temps de contextualisation et de réflexion suffisants. Comme nous l’avons dit au Conseil Supérieur des Programmes au dernier trimestre, nous voulons conserver des pratiques pédagogiques qui permettent aux élèves de bien comprendre, avec une approche incarnée et concrète, ce que sont ces institutions, ce qu’elles permettent, la démocratie qu’elles organisent.
Peut-on doubler l’horaire alors qu’on manque d’enseignants ?
En histoire-géographie, le nombre de postes aux concours a augmenté pour 2024 et nous avons un bon vivier de candidats au Capes comme dans les agrégations : si l’horaire d’EMC double d’abord en 5e, puis en 4e, puis en 3e, il devrait y avoir assez de collègues – en espérant que le nombre de postes mis aux concours ne diminue pas par la suite !
E Macron a aussi annoncé la généralisation du SNU en seconde. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes très sceptiques, et pas seulement par le coût colossal du dispositif. Le SNU obligatoire en classe de Seconde, ce sont encore 15 jours de classe qui disparaissent. Les retours des jeunes sont souvent mitigés et l’encadrement semble bien inégal – certains témoignages décrivent des expériences qui tiennent de la colonie de vacances… – et il nous semble qu’il est avant tout choisi par des jeunes de catégorie sociale moyenne ou aisée qui le réalisent en vue de leur dossier Parcoursup. Est-ce en militarisant des élèves de seconde qu’ils pourront mieux comprendre les notions fondamentales qui animent notre citoyenneté ? Ne vaudrait-il pas passer plus de temps en cours, à comprendre, apprendre, écrire, réfléchir ? L’argent mis dans le dispositif ne pourrait-il pas aller à la réfection des bâtiments scolaires dégradés, ce qui créerait un cadre d’apprentissage plus propice aux élèves ? A une meilleure rémunération des enseignants, permettant aussi de soutenir les vocations des étudiants pour le métier ?
La France est un des rares pays où l’éducation civique est poursuivie tout au long du cursus scolaire et évaluée. C’est aussi un pays où elle est devenue un sujet politiquement chaud, comme on le voit avec un récent rapport de la Cour des Comptes ou la proposition de loi du Sénat. Il y a bien une forte demande sociale en France pour cette éducation civique. Est-ce une bonne chose ?
En France on assigne énormément de missions à l’école, beaucoup plus que dans les autres pays européens. C’est bien d’avoir des ambitions pour l’école, pilier de la République, lieu essentiel de la transmission d’une culture républicaine, d’une mémoire aussi : tous les belligérants des guerres mondiales n’ont pas forcément fait édifier de monuments aux morts dans les établissements, par exemple. Je crois qu’il en va de même pour les minutes de silence qui rythment, depuis 2015, la vie de nos établissements, marquant un temps de deuil et de recueillement commun. Mais les missions civiques qui nous sont assignées s’avèrent aussi écrasantes pour les enseignants qui, sans renoncer à construire des citoyens et à créer du commun, doivent rappeler que la formation civique ne passe pas que par l’école mais aussi par la famille et les institutions, que les inégalités s’accroissent, qu’il existe dans les faits un système d’enseignement à plusieurs vitesses. Il faut l’avouer, nous nous sentons souvent bien seuls face aux énormes missions qui nous incombent… ce qui explique aussi que nous soyons particulièrement irrités quand des figures politiques majeures du pays, loin de donner l’exemple, bafouent les règles élémentaires de la République, sapant notre travail et nourrissant le désenchantement de bien des élèves à l’égard du régime !
Propos recueillis par François Jarraud
Le rapport de la Cour des Comptes sur l’EMC
La proposition de loi du Sénat
Enseignement de l’histoire évaluation Cèdre (une nouvelle évaluation a eu lieu en 2023, on en attend les résultats)