A l’heure où s’impose à tous le succès critique, public, mondial de « Anatomie d’une chute » de Justine Triet, 3ème Palme d’Or attribuée en 2023 à une femme depuis la création du Festival de Cannes [après Jane Campion pour « La Leçon de piano, 1993, et Julia Ducournau pour « Titane », 2021], Gallimard nous donne l’occasion de porter un regard neuf et original sur l’histoire du cinéma à travers la parole intime et le parcours exceptionnel de trois femmes cinéastes et figures héroïques, entre effacement et reconnaissance, de l’art inventé à l’orée du XXème siècle.
Alice Guy, Chantal Akerman, Agnès Varda, écrits personnels, cinéastes exceptionnelles
Le coffret de la collection ‘L’imaginaire’ réédite opportunément trois livres formidables, avec des préfaces et des illustrations inédites, et célèbre de façon intime et familière des femmes cinéastes hors du commun : Alice Guy, première réalisatrice de fiction au monde au tout début du siècle dernier , avec ‘La Fée-Cinéma-Autobiographie d’une pionnière’, Chantal Akerman, avec ‘Maman rit’, autoportrait, plongée dans l’âpreté du quotidien, et Agnès Varda avec ‘Cléo de 5 à 7’, continuité dialoguée, poétique et fantasque, du film, écrit de la main de son autrice, après la sortie de ce 2ème long métrage en 1962.
A l’occasion de cette publication, accordons toute notre attention, notre admiration affectueuse à ‘L’inconnue du 7ème Art’ pour reprendre le titre du documentaire réalisé en 2021 par deux des préfacières, Nathalie Masduraud & Valérie Urrea, et consacré à Alice Guy (1873-1968), première cinéaste au monde, survivante à l’interruption de sa vie d’artiste pendant quarante-sept ans, accédant tardivement à une reconnaissance progressive dans les années 70 peu après sa mort, des décennies,après l’arrêt non désiré de ses créations pionnières de réalisatrice et de productrice. De ‘ses vingt-huit ans de carrière dans deux pays’ [la France et les Etats-Unis], avec des centaines de films à son actif dont une poignée sont accessibles’, comme le souligne son autre préfacière, la cinéaste Céline Sciamma. Et la réalisatrice de « Portrait de la jeune fille en feu » [2019] ajoute : ‘Alice Guy parle depuis un monde qui l’a déjà oubliée |…], un monde qui n’a ni chéri ni conservé les traces de sa présence’.
Il faudra en effet attendre 1976 pour que les éditions Denoël publient la première édition de l’autobiographie, ici rééditée et enrichie, dont Alice Guy acheva l’écriture en 1953.
Sur les traces d’Alice, la cinéaste qui invente des merveilles
Visiblement, à la lecture de ce récit, Alice Guy passe rapidement sur une jeunesse mouvementée entre le Chili, la Suisse et la France, des morts prématurés dans la famille et la ruine d’un père libraire et éditeur. Dans la précarité, seule avec sa mère à Paris, elle doit assurer leur subsistance. Des cours de sténographie (un métier naissant) suivis avec sérieux lui assurent bientôt un premier poste de secrétariat dans un atelier de fabrication de vernis et l’entrée dans un monde d’hommes où l’intrépide Alice ne tarde pas à faire vertement la leçon à un collègue au comportement grossier et brutal, une réaction qui lui vaut convocation auprès du directeur, lequel entend sa version et tance le coupable (qui finit tout contrit par reconnaître devant la jeune audacieuse, et sans témoin, un mauvais comportement !
La toute jeune femme n’en a pas fini cependant avec ce ‘monde d’hommes, alors dominants. Quoi qu’il en soit, avec une simple lettre de recommandation, elle se présente en 1874 à un poste vacant au Comptoir général de la Photographie ; après quelques réticences, Léon Gaumont, alors fondé de pouvoir, l’embauche comme secrétaire. Elle n’a que 21 ans et dans l’énergie joyeuse de la découverte, elle regarde toutes les inventions techniques en cours, développées par Gaumont et ses concurrents. En 1895 elle assiste à la première projection du cinématographe des Frères Lumière, constate l’émotion des spectateurs et imagine déjà l’hypothèse d’utiliser les mêmes appareils de projection pour raconter des histoires.
Gaumont devient pour elle un lieu privilégié d’observation de la fabrication et de la production d’appareils photographiques, optiques, un lieu où cultiver le ‘démon du cinéma’ qui l’habite. Bien plus, pour soutenir commercialement la diffusion des caméras Gaumont dans la course à la concurrence, et face à la prégnance des prises de vue documentaires, elle propose à Léon Gaumont de tourner de courtes fictions.
Une proposition acceptée à la condition qu’elle tourne en dehors des heures de secrétariat. Une révolution dans une profession exclusivement masculine.
Elle peut alors, à l’intérieur de contraintes matérielles et en dépit des préjugés de toutes sortes, déployer son imagination et user de toutes les ruses pour dépasser les limites imposées par les balbutiements techniques.
Un décor en toile peinte, un espace proche en extérieur (Belleville), des amis en guise d’acteurs et un scénario de son crû (une sage-femme ramassant des bébés dans un potager), et pour finir, un large succès auprès du public se pressant pour découvrir un spectacle inédit : « La fée aux choux » », premier film de fiction de la première cinéaste au monde. Nous sommes en 1896. Alice a 23 ans.
France-Etats-Unis, de la direction de production au studio indépendant
L’inventivité, sans cesse renouvelée de sa directrice (il l’a nommée à ce poste) spécialisée dans les vues animées de fiction séduit Léon Gaumont. Alice Guy fait en effet feu de tout bois animant à la fois ateliers de décoration, de peinture et de menuiserie, sélectionnant les figurants, choisissant les collaborateurs comme Louis Feuillade ou Ferdinand Zecca. Elle initie des films et en met en scène elle-même plus de 400 dont un ‘péplum’ avant l’heure, ‘La Vie du Christ’ en 25 tableaux et le concours de centaines de figurants. Un film important à grand spectacle, d’une durée exceptionnellement longue pour l’époque (35mn). Projeté et bien accueilli en 1907, il suscite des jalousies et certains attribuent le film à l’assistant, Victorin Jasset. Et Alice Guy constate avec une certaine amertume que c’est le cas de Georges Sadoul dans l’édition de 1946 de son histoire du cinéma [Il faudra attendre les ouvrages de Francis Lacassin et de Charles Ford pour que ‘La Vie du Christ’ soit à juste titre rendu à Alice Guy].
Colorisation, recherches sonores, effets spéciaux à partir des appareils à un seul objectif mis en mouvement par une manivelle à main, essais ‘futuristes pour un cinéma parlant grâce au Chronophone Gaument (synchronisation entre deux appareils –cinéma et phonographe- capables d’enregistrer voix d’opéra et chansons…
Rien n’arrête l’expérimentatrice fougueuse
En 1907, un événement majeur aux répercussions insoupçonnées bouleverse l’existence de l’intrépide entrepreneuse du 7ème art. Elle épouse le chef-opérateur Herbert Blaché, fraichement chargé par Léon Gaumont de diffuser commercialement le Chronophone en Amérique. Alice Guy embarque avec lui pour une nouvelle vie. Une nouvelle étape en tant que productrice indépendante : elle créé et préside jusqu’en 1913 à New-York la Solax Company, à l’origine de près de quatre cents films dont une cinquantaine sous sa direction.. Et pour explorer tous les genres aux quels adhèrent les spectateurs américains (films de cow-boys, aventures, films militaires…), elle fait construire le studio de la Solax en 1912.
Le rayonnement d’Alice Guy demeure incontestable à l’échelle du cinéma mondial jusqu’en 1917. Dès lors, une cascade de malheurs s’abat sur elle et son environnement familial et professionnel dans un contexte de transformation profonde de l’industrie cinématographique (de New-York à Hollywood). Maladie, faillite, divorce et saisie par le fisc de la Solax.
En 1920, partie pour Hollywood, elle réalise difficilement un ultime film. Et elle rentre en France avec sa fille et son fils. Malgré plusieurs tentatives pour travailler à nouveau dans cet art qui lui a offert ‘une vie intensément intéressante’, un art qu’elle a activement contribué à ‘mettre au monde’, elle doit lui dire adieu.
Participation à des revues féminines, traductions, contes pour enfants assurent sa subsistance et elle bénéficie del’attention constante de sa fille Simone qu’elle suivra dans les différents postes d’ambassadrice de cette dernière jusqu’à sa mort aux Etats-Unis en 1968.
Alice Guy sait cependant qu’elle a réussi à soulever des montagnes à une époque, dans un milieu où les femmes n’ont alors pas droit de cité : « Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi » confie-t-elle aux potentiels lecteurs d’une autobiographie non publiée de son vivant.
Aujourd’hui, Céline Sciamma rappelle à bon escient l’apport décisif du collectif de cinéma féministe Musidora dans l’accès à l’autobiographie d’Alice Guy avec sa première publication en 1976. Documentaires et biographies se multiplient depuis une vingtaine d’années et le somptueux ouvrage ‘120 ans de cinéma Gaumont’, publié en 2015 consacre quelques pages richement illustrées à ‘Alice Guy, femme pionnière’. En lisant « La fée-Cinéma-Autobiographie d’une pionnière », nous pouvons méditer encore sur l’hypothèse radicale concernant l’effacement et la réhabilitation de la dite fée formulée par la préfacière, et sœur en cinéma, d’Alice Guy : ‘Ce n’est pas le temps qui fait le tri, ce sont les sélectionneurs’.
Samra Bonvoisin
« Moteur ! Elles tournent », textes de Alice Guy, Chantal Akerman, Agnès Varda -Editions Gallimard, collection ‘L’imaginaire’, 2023