Fin 2017, le président de la République a déclaré l’égalité entre les femmes et les hommes comme « la grande cause nationale » du quinquennat lors d’un discours à l’Élysée. Cette initiative, qui a pris forme concrète avec la loi de la transformation de la fonction publique du 6 août 2019, impose aux employeurs publics de développer et d’appliquer un plan d’action pour l’égalité professionnelle entre femmes et hommes. C’est dans ce contexte que le Syndicat National des Personnels de Direction de l’Éducation Nationale (SNPDEN) a sollicité Cécile Roaux, chercheuse en sciences de l’éducation, afin d’évaluer la situation des personnels de direction femmes dans la fonction publique. « L’objectif était de comprendre pourquoi, malgré une augmentation du taux de féminisation à 53,8% en 2023, des inégalités persistent en termes de salaires, de carrières, et d’accès aux postes dans les établissements les plus prestigieux en s’appuyant sur une analyse scientifique. Pour ce faire, nous avons utilisé diverses méthodes, dont un questionnaire complété par 4436 personnels de direction, hommes et femmes » nous explique-t-elle. Et le constat est sans appel : la parité n’est pas d’actualité n’est toujours pas d’actualité. « Les LEGT et les postes les plus prestigieux sont majoritairement occupés par des hommes et cela se traduit aussi en terme salarial ». Elle répond aux questions du Café pédagogique.
La répartition des postes de chef·fes d’établissement semble a priori assez égalitaire. Pourtant vous évoquez des « inégalités persistantes ». Qu’en est-il?
A priori, car ces chiffres sont un trompe-l’œil et lorsque l’on regarde de manière un peu plus approfondie on s’aperçoit que les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les lycées les moins cotés – catégories 2 et 3, et elles sont également plus souvent adjointes – 56% des proviseurs adjoints sont des femmes comme 57% des adjoints en collège. Ces premiers chiffres remettent en cause le « mythe de l’égalité déjà-là » dans l’accès aux postes de cheffes. Malgré les avancées réalisées, les femmes rencontrent encore de nombreux obstacles pour accéder à des postes de cheffe et avoir un déroulé de carrière similaire à leurs homologues. Beaucoup reste à faire pour parvenir cette égalité de genre qui n’est toujours pas atteinte. La seule lecture des chiffres officiels suffit à le montrer, et ils sont confirmés par cette recherche. Si l’on attribuait au prorata de leur genre les postes de PERDIR, il faudrait que 73% des postes soit occupés par des femmes, puisque l’éducation nationale emploie 73% de femmes – dans le second degré. Or elles sont 52% soit un différentiel important de 21 points. La « parité » n’est pas dans le 50/50… C’est encore plus vrai chez les proviseurs où l’on on ne compte que 32% de femmes. Le différentiel est ici de 41 points, ce qui est très important. Les témoignages recueillis, comme l’analyse des chiffres issus de l’échantillon montrent bien qu’en outre ces femmes cheffes en lycée accèdent plus lentement et plus difficilement aux établissements de catégorie 4. En bref, les LEGT et les postes les plus prestigieux sont majoritairement occupés par des hommes et cela se traduit aussi en terme salarial, puisque par exemple si 11% des hommes atteignent le dernier échelon de la hors classe ce n’est le cas que de 6% des femmes. C’est un indicateur de carrières différenciées.
Des carrières qui évoluent différemment, c’est à dire?
Il y a d’abord une entrée plus tardive dans la carrière pour les femmes. Ce qui implique une moindre ancienneté pour celles-ci, les hommes obtiennent un poste de chef plus précocement et de facto plus longtemps que les femmes. 40% vs 26% sont chefs depuis 15 ans et plus. La fonction occupée est elle aussi différenciée. Les femmes de notre échantillon, sont conformément aux données officielles, plus souvent adjointes – et en collège – que les hommes, 44% des femmes sont adjointes vs 29% des hommes. Enfin, le déroulé de carrière est plus lent pour les femmes, qui restent plus longtemps adjointes avant de devenir cheffes. Ainsi 16% des femmes vs 12% des hommes mettent plus de 10 ans avant de devenir cheffes.
Comment l’expliquez-vous?
Il faut bien évoquer ici une discrimination systémique des femmes, qui sont confrontées à des obstacles de nature organisationnelles et des dynamiques de genre qui limitent leur évolution professionnelle. On rappellera que la discrimination systémique se réfère à des pratiques et des structures sociales qui, intentionnellement ou non, désavantagent certains groupes de manière systématique. Je ne peux pas revenir sur l’ensemble des résultats et des témoignages, qui sont très riches et précis. Mais évoquons bien sûr d’abord le « risque maternité » et son lien avec la « mobilité géographique ». Les femmes privilégiant des vœux géographiques davantage que les hommes, cela se traduit par une évolution plus lente, d’où cette disparité dans l’accès aux postes de chef ce qui amène à un avancement de carrière plus lent et donc in fine à un différentiel de salaire important entre les femmes et les hommes. Ainsi ce témoignage d’une principale, 52 ans : « J’ai privilégié la mutation géographique lors de mon changement d’académie pour des raisons familiales, je n’allais pas prendre le risque de divorcer ! Après 6 ans sur poste de principal-adjoint, donc j’ai demandé une mutation sur poste d’adjoint pour être sure. Impression du coup que les compteurs ont été remis à 0 sur ma « carrière ». À « carrière égale », des collègues ayant eu le concours la même année que moi ont été chefs d’établissement bien avant moi… mais c’est le « jeu ». On le sait et on l’admet… ». Cela paraît « naturel », comme toute violence symbolique d’ailleurs, mais est bien une marque de la vieille assignation du soin des enfants et de la famille aux femmes. Cette norme patriarcale est redoublée par une norme organisationnelle qui est loin d’être neutre. En effet, la mobilité géographique constitue une dimension déterminante dans le déroulé de carrière des personnels de direction. Cette norme organisationnelle est évoquée de manière plus prégnante pour les femmes – 55 % vs 45% – qu’elles mettent à 73% en corrélation avec leur vie de famille, contre 20% des hommes. Une procédure qui, avec le rajeunissement des candidates, accentue encore davantage le risque maternité. Les difficultés dans les nominations et mutations sont renforcées par la composition des jurys, très majoritairement masculins, et qui privilégient trop souvent l’effet que l’on appelle le « Old boy’s club » qui est largement abordé dans ce rapport.
Vous parlez ici de l’évolution de carrière, mais qu’en est-il de la vie au quotidien des femmes-cheffes d’établissement ?
Ma recherche livre de très nombreux éléments sur les difficultés vécues au quotidien par ces dernières. Sans pouvoir toutes les lister ici je donnerai d’abord un important élément de comparaison : 53% des femmes de notre échantillon indiquent rencontrer des difficultés supplémentaires en raison de leur genre, contre seulement 25,7% des hommes. Des résultats qui laissent penser que les hommes personnels de direction sont encore relativement peu conscients ou minimisent les difficultés vécues par leurs collègues femmes. Le fait d’être une jeune femme de moins de 40 ans est une variable aggravante : 71% d’entre elles signale des difficultés, contre une moyenne de 53%, soit donc 17 points de plus. Une différence qui s’explique par la suspicion qui plane sur la tête – et le corps !- des femmes jeunes et aux stéréotypes auxquels elles sont confrontées : suspicion d’une « promotion-canapé », sexualisation et harcèlement parfois vécu, en particulier dans les rapports avec les hommes, mais pas uniquement. Outre cette sexualisation des rapports, il existe un sexisme ordinaire qui se caractérise par des agissements et des mots qui sont souvent difficilement perceptibles car subtils voire bienveillants et rarement ouvertement hostiles. A ce propos le mansplaining, les attitudes paternalistes, le manque d’écoute dans les réunions, le manterrupting, la dévalorisation de la cheffe – ou de l’adjointe – sont très renseignés. Cette assignation à des rôles secondaires, ou cette identification à des positions ‘subalternes’ en fonction du genre, est illustrée par le concept de ‘plancher gluant’, similaire à celui de ‘sale boulot’ décrite par Hughes, soulignant une forme de discrimination subtile mais persistante au sein de l’organisation. Si l’on « magnifie » parfois le rôle de « la » cheffe et que l’on différencie son « style de management », c’est aussi paradoxalement une assignation au CARE, tâche féminine s’il en est, mais si peu considérée comme tâche « d’autorité », encore fortement déniée au féminin, dans le stéréotype fortement sexiste de l’autorité naturelle et masculine. Une naturalisation du pouvoir comme le rapporte cette proviseure (52 ans) : « J’ai souvent entendu « alors elle, elle en a ! », j’ignorais que tout se passait à ce niveau ». Bien des témoignages montrent aussi le stéréotype en miroir de la femme qui si elle est « autoritaire » est forcément « hystérique ». Bref, que l’égalité progresse et c’est une dévalorisation, que l’autorité s’affirme et c’est de l’hystérie, que l’on soit jeune et c’est de la promotion canapé, que ce soit un désir de promotion et c’est du carriérisme.
C’est une condamnation des hommes, votre rapport ?
Cette étude vise avant tout à promouvoir un mieux vivre ensemble en se concentrant, non pas sur les « fautes » individuelles – sans pour autant dédouaner certains des excès qui nous ont été exposés – mais sur les mécanismes organisationnels qui contribuent à entretenir ces dynamiques de genre dont femmes et hommes souffrent, exceptés ceux qui peuvent en tirer profit. Un exemple frappant est celui d’un chef d’établissement masculin critiqué pour avoir pris un « congé maternité », une expression réduisant maladroitement son congé paternité à une féminisation de son rôle parental. Bien que des changements idéologiques soient en cours, tant dans le discours politique que sociétal en France et ailleurs, pour promouvoir un environnement de travail plus inclusif et équitable, force est de constater que la structure même de l’organisation du travail demeure profondément ancrée dans des normes genrées et virilistes.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda