Aziz Jellab est Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche et professeur des universités à l’INSEI (Université Paris Lumières). Ses travaux portent notamment sur l’enseignement professionnel, la réussite des élèves et l’éducation prioritaire. Il met en évidence le rôle fondamental de l’éducation et de l’école pour renouer avec la confiance à l’égard du savoir et de la culture de celles et de ceux qui l’incarnent. Son dernier ouvrage « Populisme et anti-intellectualisme en démocratie. Un défi pour une éducation à l’esprit éclairé et critique» questionne le populisme et l’anti-intellectualisme de notre société et alerte sur les dangers pour la démocratie. « En parlant au nom du peuple, les populistes taisent le fait qu’ils font partie de l’élite et qu’ils ne veulent pas se confondre avec elle » nous dit-il. Et pour que l’École joue pleinement son rôle, celui d’éduquer à l’esprit éclairé et critique, Aziz Jellab estime qu’il faut mettre en place « une réelle mixité sociale et scolaire dans les établissements ». Un entretien, et un ouvrage, éclairant au regard des enjeux actuels de notre société.
Vous interrogez deux catégories, «populisme» et «anti-intellectualisme», au regard de l’Histoire, comment les définissez-vous ?
Parmi les dangers qui guettent durablement les sociétés démocratiques, le populisme et ses différentes variantes occupent une place de choix. Il existe une littérature nationale et internationale très dense et variée portant sur le populisme, ou les populismes. Pourtant, les différentes publications restent davantage attachées à comprendre et à rendre compte du populisme comme phénomène politique et comme rhétorique opposant « le peuple » aux « élites », mais minorent son fondement idéologique majeur : l’anti-intellectualisme qu’il promeut. Celui-ci favorise l’adhésion aux thèses complotistes et conspirationnistes. Par son anti-intellectualisme, par sa critique des savoirs – scientifiques, académiques, savoirs scientifiques, humanités…, le populisme pose un réel défi pour le système éducatif.
Mais il m’a paru important de montrer que le populisme ne se confond pas avec le peuple. Et la critique du populisme ne doit pas s’enfermer dans l’indignation morale car cela permet de faire l’économie d’une réflexion sur sa genèse et ses causes. Mais qu’est qu’on appelle le peuple ? Les catégories sociales les plus défavorisées ou dominées ou le peuple de façon presque universelle ? Le populisme est un discours qui essaie de parler au nom du peuple, qui veut exprimer une critique indifférenciée des élites. Le populisme méprise la culture humaniste, qui comprend la culture scolaire et ce que l’École représente. Le Larousse définit l’anti-intellectualisme comme étant le « refus de reconnaître la prééminence de l’intelligence et la valeur des sciences ». Lorsque l’anti-intellectualisme s’attaque à la science et à la démarche scientifique, il devient l’allié objectif du relativisme.
Vous confrontez les deux catégories «populisme» et «anti-intellectualisme» à la démocratie, pourriez-vous expliquer le lien?
L’anti-intellectualisme a une histoire bien ancienne, souvent associée à « l’affaire Dreyfus » à la fin du XIXe siècle. Il a aussi été le fait des régimes totalitaires qui ont accusé les intellectuels, dont certains étaient des opposants politiques, de trahison, de complotisme ou encore d’universalisme cosmopolite. L’anti-intellectualisme se remarque, par exemple, chez les tenants du climato-scepticisme, du complotisme ou du conspirationnisme, proposant des vérités alternatives. En associant la figure de l’intellectuel aux élites, le populisme développe un discours anti-intellectuel qui amplifie les défiances de la société civile à l’égard du savoir et de la culture, fragilisant la place de la science au profit de l’adhésion aux thèses complotistes et conspirationnistes.
Le danger pour la démocratie réside dans l’obscurantisme qui s’installe, dans le fait de dévoyer la pensée et la réflexion en installant une méconnaissance du réel, une critique radicale de toute nuance, privant ainsi les individus de moyens pour penser la complexité du monde. Le discours populiste fait l’apologie du passé, avec des relents de conservatisme, qui vont de pair avec une critique de la science, du progrès. Le conservatisme entretient l’idée que c’était mieux avant, avec des mots comme le terroir, le vrai peuple, « le peuple réel », un populisme qui peut prendre les apparences d’un discours antidémocratique et anti-élites. Il critique les institutions, et en dévoie les missions et le fonctionnement, comme, par exemple, la critique de l’école, des services publics, de l’administration en minorant son rôle en faveur de la réduction des inégalités, etc. Le discours populiste peut séduire car il se veut représentant des attentes populaires, en s’affirmant démocratique alors qu’en réalité il est un danger pour la démocratie, en créant les conditions d’un retour d’une idéologie totalitaire.
Le populisme ne parvient pas à résoudre deux contradictions : parler du peuple en excluant les élites, et la critique des élites qui ne parleraient plus au nom du peuple. Mais le peuple ne désigne pas tous les membres d’une société si les élites en sont exclues. La deuxième contradiction réfère au fait qu’il ne parvient pas à résoudre la contradiction entre souveraineté du peuple et nécessité de le représenter. Il y a toujours une tension qui animent les démocraties car être le peuple n’est pas le représenter. En parlant au nom du peuple, les populistes taisent le fait qu’ils font partie de l’élite et qu’ils ne veulent pas se confondre avec elle.
Comment expliquer, à l’heure du développement de la science et des nouvelles technologies, l’essor de l’idéologie qui remet en cause le raisonnement scientifique ?
Je me suis interrogé sur le rapport des jeunes à la science. Une enquête par sondage – elle n’est pas scientifique mais donne des éléments intéressants – publiée janvier 2023 met en évidence leur scepticisme grandissant qui se renforce avec l’utilisation des réseaux sociaux et la diffusion des idées complotistes, conspirationnistes. Les réseaux sociaux sont des lieux de vérités alternatives, qui participent à la confusion, au brouillage du regard porté sur les phénomènes ou différents sujets. La crise sanitaire a donné l’image d’un laboratoire de controverses, comme le montre l’exemple du vaccin. Ainsi, 17% des jeunes interrogés considèrent que « la science apporte à l’homme plus de mal que de bien », alors qu’ils n’étaient que 6% à l’affirmer en 1972. Et s’ils étaient 55% en 1972 à soutenir que « la science apporte à l’homme plus de bien que de mal », ce pourcentage tombe à 33% en 2022. C’est un défi pour l’école qui a l’impérieuse nécessité d’éduquer à l’esprit éclairé et critique. Paradoxalement, plus d’élèves sont scolarisés, les générations plus diplômées, et en même temps, ils sont 16% à croire à la théorie du platisme. Quand une certaine défiance se développe, les thèses qui peuvent induire les jeunes – et les moins jeunes – en erreur fleurissent. L’alliance objective de l’émergence des idées populistes et des discours anti-intellectualistes ne peut se comprendre sans tenir compte des renforcements des inégalités économiques sociales et des fragilités d’une partie de la population. Je fais l’hypothèse qu’il faut travailler sur les inégalités car elles nourrissent le ressentiment : la mobilisation des Gilets jaunes a montré qu’ils n’étaient pas antidémocrates, ils voulaient être reconnus et avoir des moyens décents pour vivre. Leur critique des élites s’inscrit dans un processus historique qui a conduit au déclassement et engendré une défiance à l’égard de différentes promesses comme celles qui réfèrent à l’égalité des chances et à la reconnaissance du mérite.
Comme évoqué plus haut, la lutte contre le populisme ne peut s’apparenter à de l’indignation morale. Il faut donc s’interroger sur ses raisons, et en premier lieu la question des inégalités et celle du sentiment d’être méprisé par les élites, qui engendre ressentiment et défiance, notamment d’une partie des classes moyennes menacées de déclassement.
Comment s’inscrit l’École dans la lutte contre le populisme dans le contexte actuel, marqué par l’enchevêtrement des crises, sanitaires, écologiques, sociales, économiques ou identitaires ?
Il y a une interrogation sur les raisons de cette défiance qui n’est pas sans effet sur l’institution scolaire. Il faut rendre les savoirs attractifs, les réenchanter, leur donner du sens, les élèves ont besoin de sens. Réenchanter les savoirs scolaires et promouvoir l’esprit éclairé et critique chez les élèves et les jeunes constituent une exigence démocratique. Éduquer à l’esprit critique est une démarche qui installe chez l’élève la possibilité d’interroger les évidences, de prendre toute la mesure de la différence entre l’affirmation d’un journaliste ou d’un « influenceur » et celle d’un scientifique, dont la parole et les démarches sont soumises à des règles reposant sur des constats, des hypothèses, des modes de vérification et d’administration de la preuve. Cela signifie aussi que la science se peut être discutée, critiquée mais dans un cadre de lecture et d’analyse spécifique, avec des arguments qui ne relèvent pas de l’opinion. En revanche, des questions tout aussi fondamentales que la mobilisation de la science quand on fait des choix de société, doivent aussi être discutées et aider les élèves à construire un regard citoyen. L’école doit éduquer à cet « esprit scientifique » qui s’appuie sur l’étude des faits, sur des hypothèses testées et contestées. Il faut doter les élèves d’outils permettant de discerner le monde pour avoir des citoyens avertis qui ne soient pas influençable par des discours d’opinion.
On voit que le défi pour l’École n’est pas mince, d’autant plus qu’une partie des élèves y font une expérience douloureuse, marquée parfois par l’échec, par le décrochage, ce qui ne favorise pas la confiance dans les institutions. Lors de mes enquêtes avec les élèves de lycée professionnel, j’avais observé de l’amertume, parfois du ressentiment, parce que des savoirs n’ont pas pu faire sens, mis en dialogue avec leur expérience. Et sans verser dans un quelconque misérabilisme ou tentation de généraliser, le fait que beaucoup d’élèves de lycée professionnel se déclaraient « fâché avec la théorie » peut créer un terrain propice à la défiance à l’égard des savoirs. C’est pour cela que les deux conditions qui me paraissent de nature à doter les jeunes générations de capacités à construire un esprit éclairé et critique – et je fais bien la différence entre critique et esprit éclairé et critique, celui-ci suppose de disposer de connaissances et de savoirs permettant de penser de manière lucide – sont d’une part le réenchantement des savoirs – scientifiques, littéraires, artistiques… -, d’autre part, la mixité sociale et scolaire.
Réenchanter les savoirs, qu’entendez-vous par là ?
Réenchanter les savoirs, cela signifie leur donner une saveur cognitive, installer le plaisir d’apprendre, créer de l’émerveillement, donner du sens, conférer aux savoirs une valeur qui les place dans une position supérieure aux opinions, croyances. Certes, on sait depuis Max Weber qu’il y a de la croyance même dans la science, mais elle s’appuie sur des valeurs comme l’accès à la vérité, la capacité d’argumenter preuves à l’appui. Le savoir se partage et n’est pas l’apanage des plus favorisés. La rationalité doit devenir une valeur en soi et non posée comme utilité. Connaître le monde pour agir permet de lutter contre le fatalisme et le ressentiment. Mais l’autre condition permettant d’éduquer à l’esprit éclairé et critique réfère à la mise en place d’une réelle mixité sociale et scolaire dans les établissements.
Quel rôle joue l’école et notamment la mixité que vous défendez ?
Un rapport récent de la Cour des comptes pointe le manque de mixité sociale dans les établissements relevant de l’enseignement privé sous contrat alors qu’ils bénéficient de financements publics. Le rapport relève que la mixité sociale a reculé durant les vingt dernières années. Ainsi, en 2000, les élèves provenant de milieu très favorisé constituaient 26,4% des effectifs alors qu’en 2021, leur parti avoisine les 40%. La Cour recommande un financement des écoles, collèges et lycées « selon les profils des élèves ». La ségrégation entre classes au sein d’un même établissement s’avère aussi importante que la ségrégation entre classes inter-établissements. La ségrégation sociale et scolaire entre classes conduit de nombreux établissements – les collèges en particulier – à faire accroître la part des élèves issus de milieu social favorisé dans certaines classes, et à regrouper davantage d’élèves issus de milieu défavorisé dans d’autres classes, ce qui repose la question de l’équité et d’une école qui produit des inégalités.
La mixité sociale et scolaire dans les écoles et les établissements scolaires constitue un réel levier pour prévenir les risques de la défiance, instaurer les conditions concrètes en faveur de l’accès aux savoirs scolaires et à leur appropriation puisque l’hétérogénéité des élèves favorise les apprentissages réussis, tout comme l’ambition chez ceux qui proviennent de milieu populaire. Cette mixité présente aussi l’avantage d’ouvrir les élèves sur les univers sociaux et culturels de leurs camarades, forgeant ainsi une citoyenneté éclairée, peu perméable au ressentiment et à la défiance. Cela peut limiter le risque d’adhésion aux idées populistes et à l’anti-intellectualisme qui en émane. En apprenant avec d’autres élèves, provenant de catégories sociales différentes, l’élève apprend tout autant sur le monde que sur lui-même. Il peut gagner en confiance et s’autoriser à envisager d’autres possibles.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Aziz Jellab: Populisme et anti-intellectualisme en démocratie. Un défi pour une éducation à l’esprit éclairé et critique. Paris, éditions Hermann, 2023. ISBN: 9791037032058.