Qui sont les seuls héros de notre époque contemporaine, portés par un rêve fou et un courage insensé, capables d’affronter de terribles épreuves, de parcourir d’immenses territoires hostiles et de traverser des flots tumultueux, au péril de leur vie ? Les migrants répond avec panache Matteo Garrone, cinéaste italien de l’intranquillité (« Gomorra, 2008, « Pinocchio », 2019). Et le réalisateur ne s’embarque pas à la légère en décidant de mettre en scène l’épopée, à la fois réaliste et fabuleuse, des jeunes protagonistes de « Moi, capitaine », Seydou (Seydou Sarr) et Moussa (Moustapha Fall), deux adolescents sénégalais de 16 ans, déterminés à atteindre l’Europe, pour y trouver gloire et fortune.
Épouser le point de vue de jeunes migrants
Appuyé sur un long travail préparatoire, enrichi par de nombreux témoignages de candidats à l’exil venus du continent africain dont atteste la précieuse collaboration de Kouassa Pli Amada Mamadou, le cinéaste –et ses trois coscénaristes italiens Massimo Ceccherini, Massimo Gaudioso et Andrea Tagliaferri- assume ses choix. Aux antipodes des partis-pris dominants de représentation des migrants à l’écran : épouser le point de vue des jeunes au départ de Dakar, filmer tout ce qui se passe avant leur ‘objectif’ initial atteint, s’approcher au plus près d’un imaginaire et d’un mode de pensée très éloignés de la culture occidentale.
Au terme du voyage tragique, Matteo Garrone n’élude pas le cynisme des passeurs et autres mafieux, l’horreur des prisons libyennes, la cruauté des geôliers tortionnaires et celle des trafiquants d’êtres humains voués aux travaux forcés. Mais Garrone ne craint pas de déplaire aux puristes fustigeant chantage compassionnel ou complaisance poétique ; des critiques adressées également aux Frères Dardenne lors de la sortie en 2022 de leur dernier film, fable implacable et radicale embrassant avec empathie le sort tragique de « Tori et Lokita », unis par des liens fraternels forgés par la traversée de la Méditerranée, leur périlleux périple de l’Afrique à la Belgique, et la lutte quotidienne pour la survie de clandestins à la merci de malfrats tueurs, figurés comme des ogres dévoreurs d’enfants.
Echappées poétiques, transcendance héroïque
Pour sa part, l’auteur de « Moi, capitaine » accorde à ses jeunes migrants-déchirés par la douleur de la séparation et de l’exil et tourmentés par des expériences inhumaines-quelques échappées oniriques en plein désert porteur de mort. Un espace sans limites où se découpent dans la lumière blanche et poudrée les silhouettes lointaines d’hommes et de femmes à la peine, corps en quête d’eau, courbés par le souffle des tempêtes de sable, esprits vacillants pris dans des mirages ou des visions salvatrices. Ainsi Seydou au chevet d’une femme à l’agonie couchée dans le désert la voit soudain s’élever dans l’air à l’horizontale sans lâcher la main de l’adolescent et pointer la direction à emprunter, telle une figure protectrice et bienveillante ; le même prodige, sous la forme d’une apparition de la figure maternelle, se produit à nouveau à un moment de crise intérieure de Seydou, en pleine détresse, et chagrin en particulier devant la souffrance de Moussa, son cher frère et ami retrouvé, gravement blessé. Le réalisateur ose en effet au cœur de l’horreur –dont il attenue l’ampleur par rapport à la teneur des réalités connues et des témoignages recueillis-nous donner accès à une part d’imaginaire et de rêve que les migrants, à ses yeux, gardent en eux pour résister à l’insoutenable. Il s’agit d’un pari risqué auquel le cinéaste souhaite que nous adhérions. Une utopie d’accès à l’altérité. Les spectateurs italiens, et parmi eux, les jeunes, se sont précipités dans les salles et le bouche-à-oreille a transformé le film, doublement récompensé à la Mostra de Venise (au grand dam du pouvoir en place !) en succès populaire avec près d’1 million d’entrées.
Seydou, nouvel Ulysse
Seydou, capitaine inexpérimenté d’un vieux bateau de pêche transportant tant de passagères et de passagers si près de mourir, se métamorphose encore sous nos yeux en pilote avisé, prend la stature d’un héros mythologique. Un Seydou au regard intense, passant de la joie pure au vacillement inquiet. Un regard insondable, capté par la caméra de Matteo Garrone. Un regard qui nous fixe, tandis que le but de cette odyssée aux dimensions homériques, demeure hors champ : la vieille Europe si convoitée. Et, au seuil de ce continent inconnu, l’envie de vivre d’un nouvel Ulysse.
Samra Bonvoisin
« Moi, capitaine », film de Matteo Garrone. Lion d’argent & Prix du meilleur espoir à Seydou Sarr, Mostra de Venise 2022
MOI CAPITAINE – Dossier pédagigique