Face à la complexité de l’orthographe française, comment échapper au simplisme : celui de la nostalgie (la dictée) ou celui de la technologie (les plateformes numériques) ? La revue « Le français aujourd’hui » consacre son nouveau numéro au sujet, toujours brûlant, des « nouvelles pratiques en orthographe ». Au-delà des « discours de lamentation », l’approche se veut résolument scientifique. Et les analyses invitent à la vigilance : il faut, en classe comme en ligne, favoriser « le raisonnement orthographique » et « la réflexivité linguistique », et ce « préalablement à l’automatisation des règles comme à leur transfert ».
Les impasses
Faut-il revenir à la « bonne vieille dictée » que préconisent régulièrement des parents en mal de leur enfance et des ministres en quête de popularité ? Jacques David le rappelle : c’est « un moyen d’évaluer et non d’apprendre » ; « personne ne voit qu’elle permettait à des instituteurs peu formés (au milieu du 19ème siècle) d’enseigner l’orthographe sans eux-mêmes la maitriser. »
Faut-il alors s’en remettre aux plateformes numériques ? Christophe Benzitoun présente une édifiante expérience menée avec ses étudiant·es sur le fameux « Projet Voltaire », qui se vend et se répand, en particulier dans l’enseignement supérieur, comme une solution pour combattre « la baisse du niveau ». L’analyse des résultats obtenus produit un verdict clair : « le Projet Voltaire ne permet pas de remédier aux difficultés orthographiques rencontrées par les étudiants et visibles dans les copies. » C’est que la cacographie (le repérage d’erreurs) tend à favoriser « la mémorisation des formes erronées » et qu’il faudrait « cibler des besoins spécifiques » plutôt que de s’attarder sur ce que Sylvie Plane appelle « des coquetteries orthographiques ». « Sous ses apparences de solution miracle, le Projet Voltaire participe à l’illusion qu’il existe une solution simple à un problème complexe. ».
A partir d’une étude de 590 outils numériques en ligne, Rosianne Arseneau et Thierry Joffre font aussi des constats sévères : « il serait important de penser une interactivité autour de tâches qui s’avèrent à la fois cruciales dans le raisonnement grammatical et complètement absentes des outils recensés » (par exemple mettre en relation un participe passé et son donneur d’accord) ; « aucun outil ne sollicite le recours aux manipulations syntaxiques » ; les exercices proposés « ne fournissent dans une large proportion qu’un score chiffré ou une rétroaction binaire (réponse correcte / erronée) et négligent malheureusement des explications métalinguistiques apportant un complément d’information. » Roxane Joannidès rappelle quant à elle les résultats d’une étude de Luca Pallanti sur une plateforme équivalente au Projet Voltaire, « Orthodidacte » : « si on évalue la compétence orthographique en production écrite en pré- et posttest, le taux moyen de progression correspond à – 4,2 % » ! CQFD ?
Des heures de soutien en 6ème aux applications numériques en 2nde, grande est actuellement la tentation de traiter la question de l’orthographe par des dispositifs externalisés et mécaniques. La « start up nation » réactionnaire déploie une pensée magique selon laquelle il suffirait d’utiliser « en même temps » le Bled et l’Intelligence Artificielle pour qu’adviennent des miracles. Or, comme le souligne Jacques David, le modèle de l’exerciseur évacue « la question incontournable parce qu’essentielle de la qualité des interactions d’apprentissage. Ainsi les différentes plateformes analysées présentent toutes la même défaillance constitutive, celle de ne pas répondre directement et de façon ajustée aux difficultés des apprenants. Et comment le pourraient-elles puisqu’elles se contentent de comptabiliser des erreurs, exercice après exercice, sans les spécifier, et surtout sans prendre en compte les logiques souvent erronées, aléatoires ou partielles, construites et non verbalisées par leurs « clients » utilisateurs. » D’autant plus que demeure « la question toujours prégnante du transfert en production textuelle ».
Les chemins
Comment prendre davantage en compte la complexité de l’orthographe française et de son apprentissage ? Sarah de Vogüé analyse le « Projet écri+ ». Coordonné par l’Université Ouverte des Humanités, le dispositif réunit une vingtaine d’universités partenaires pour mettre à leur disposition des outils et ressources d’évaluation, de formation et de certification en français, en particulier via un MOOC consacré aux compétences orthographiques. Pas de verdict encore établi sur les progrès réalisés ou non, mais une approche jugée intéressante par ses principes : « découvrir des principes d’allomorphie simples [des variantes formelles] plutôt qu’observer des irrégularités ; fonder l’orthographe sur les compétences des apprenants telles qu’elles peuvent se manifester à l’oral ; travailler localement, en relation avec les difficultés effectivement rencontrées, plutôt que dans le cadre d’une saisie progressive mais globale de l’ensemble du système ».
Le numéro éclaire aussi des pistes de travail en classe bien plus proactives et fécondes que les outils du « solutionnisme », pédagogique et/ou numérique. En cycle 3, Florence Mauroux et Marie Durand proposent « une progression à partir de quatre formes de dictée « réflexive » qui misent toutes sur la verbalisation du raisonnement orthographique ». Prisca Fenoglio analyse les limites du dispositif pourtant fort motivant qu’est la Twictée : « les élèves seraient en réflexion grâce aux échanges langagiers, au dispositif, à ses balises, au travail de groupe – or ce n’est pas le cas ». Apparait alors nécessaire une formation des enseignant·es à « l’étayage en groupe classe et en situation de collaboration ». Agnès Furman montre comment en 4ème habituer les élèves à un travail de relecture de textes ciblée sur les formes verbales. Belinda Lavieu-Gwozdz et Émilie Ailhaud soulignent la nécessaire acquisition, en formation initiale, d’un « discours métagraphique » en particulier par la séance de « correction négociée ». Pour Roxane Joannidès, « le déclin du niveau orthographique est un échec du modèle unique de mémorisation (de règles, de mots, d’astuces) proposé pour l’enseignement de l’orthographe ». Il s’agit plutôt de « comprendre par l’explicitation les logiques du système orthographique », de déployer « un métalangage et des catégories plus accessibles », d’encourager à la manipulation. Par exemple, à travers la pratique de « la phrase du jour » ou le « modèle des balles d’accord ».
Le numéro vient enfin élargir le champ de réflexion : « Alors que l’appel à contribution pour le présent numéro du Français aujourd’hui proposait de s’interroger sur la pluralité des normes linguistiques et la gestion de celles-ci en classe et hors la classe, nous n’avons pas reçu de proposition en ce sens » (Belinda Lavieu-Gwozdz, Thierry Pagnier). Un nouveau fossé semble bel et bien se creuser entre la théorie et la pratique, entre la norme et les écarts, entre l’Ecole et le monde. Explorer avec les élèves les préconisations de l’orthographe rectifiée de 1990, les jeux savants et engageants de l’écriture égalitaire, la grammaire nouvelle de l’écriture numérique, c’est redonner potentiellement de la vitalité au travail de la langue : de nouveaux et passionnants défis pour les enseignantes et enseignants ?
Jean-Michel Le Baut
Sur le site de la maison d’édition
Etude de Luca Pallanti sur le Projet Voltaire et Orthodidacte
Conférence de Karine Risselin : La construction de la vigilance orthographique
Conférence d’Agnès Steuckardt : Peut-on s’écrire sans orthographe ?