Frédérique-Marie Prot, maîtresse de conférence et Henri Louis Go, professeur des universités à l’Université de Lorraine ont co-écrit « Reconstruire l’école, péripéties de la forme scolaire d’éducation ». L’occasion pour eux d’interroger les missions de l’école qu’ils mettent en perspective avec les dernières annonces lors de cet entretien. « Plutôt que d’annoncer des réformes vaines, d’ailleurs réactionnaires, et de continuer à assister au naufrage de cette remarquable invention sociale d’un lieu pour l’étude, et plutôt que de se désespérer de sa démolition organisée, nous devons engager notre énergie à affirmer toute l’importance de la reconstruction de la forme scolaire et en imaginer les effectuations concrètes » déclarent-ils.
Qu’entend-t-on par forme scolaire ?
Lorsque l’on parle de l’école en général, on entend par là un lieu spécifique dans lequel toute la jeunesse étudie en même temps, de manière disciplinée, un programme de savoirs scripturaux précis et pendant une durée déterminée. Indépendamment de l’éducation familiale, c’est donc de cette manière que la jeunesse est socialisée dans les sociétés modernes. Cette forme scolaire de socialisation fut systématisée en France à la fin du XIXe siècle grâce à la loi d’instruction obligatoire du 28 mars 1882. Dans la mesure où cette forme de socialisation systématique opérée par l’école est associée au régime républicain, on peut parler, comme nous le faisons, de « forme scolaire républicaine », ou de « forme scolaire classique ». Mais on pourrait imaginer bien sûr une forme scolaire significativement différente. Il existe malheureusement une inflation d’usages de termes qui pourtant ne se valent pas et ne sauraient avoir le même sens. C’est pourquoi nous disons d’une part que l’on ne peut assimiler école (σχολή), institution scolaire, formes d’enseignement, ou forme scolaire d’éducation, et d’autre part que l’on ne peut faire dire tout ce que l’on veut à chacune de ces notions si l’on veut qu’elles servent à penser quelque chose. C’est d’ailleurs un tel appauvrissement du sens qui rend possible les incompréhensions et les malentendus.
En quoi est-ce différent de la norme scolaire ?
Si nous voulons être clairs dans notre propos, il importe en effet de différencier ces termes qui sont proches : “école”, “forme scolaire”, “norme scolaire”… Précisons un peu les choses : il faut d’abord distinguer la forme scolaire de l’institution scolaire. Nous disions que la forme scolaire est la forme dans laquelle la jeunesse, et toute la jeunesse, est socialisée, plutôt que seulement dans la famille ou, comme il fut un temps, dans “la rue” ou la ferme, la mine ou l’usine… Cette forme de socialisation nécessite l’organisation d’une institution, l’institution scolaire qui édicte la norme constituée par un ensemble formel de règlements et d’instructions, ou même de modèle et de formes d’enseignement, voire de pédagogies. En somme, dans la forme scolaire d’éducation ce qui est normatif peut évoluer, ce qui est prescrit et qu’impose l’institution peut varier en fonction du contexte. Un simple exemple : la norme de l’instruction obligatoire de 6 ans à 13 ans qui fut décidée en 1882 a été modifiée en 1936 de 6 ans à 14 ans, puis en 1959 jusqu’à 16 ans. Ce sont des variations normatives dans la forme scolaire classique. Et en cela, dans la forme scolaire d’éducation, la normativité éducative est politiquement et historiquement située. Pour nous, le passage d’une forme scolaire républicaine à une forme scolaire que nous qualifions de « démocratique » nécessite une reconstruction du sens de l’école à partir de nouvelles normes : celles d’émancipation et de coopération.
Quels sont alors les enjeux auxquels est confrontée la forme scolaire aujourd’hui ?
C’est une question extrêmement importante. Rappelons d’abord qu’un intérêt pour l’enfance est apparu progressivement surtout dans les milieux de la bourgeoisie aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme l’a montré l’historien Philippe Ariès dans son livre L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. C’est également au cœur du siècle des Lumières l’œuvre de Rousseau, Émile, qui a ouvert un nouveau continent pour penser la place que l’on devrait donner aux petits humains qui arrivent dans le monde. Or la façon dont la forme scolaire de socialisation a été instituée a longtemps été autoritaire et même disciplinaire. Elle a évolué, au cours du XXe siècle, vers une normativité différente en suivant les transformations de l’espace social et culturel : érosion de l’autorité éducative, massification scolaire, accélération des pratiques consuméristes, développement des nouvelles technologies, etc. Toutes ces profondes transformations ont eu un effet considérable sur la réalité effective dans cette forme scolaire d’éducation. Il faut ajouter que dans la récente évolution dictatoriale du capitalisme, où le processus de production de l’inégalité s’est encore accentué, l’école est devenue toujours plus désémancipatrice en se réduisant toujours davantage à proposer des objets scolaires disparates à consommer, et une certification de moins en moins qualifiante. En attestent les derniers résultats de l’enquête PISA. L’enjeu actuel est de relever la mission de la forme scolaire d’éducation qui est de faire rencontrer la culture à tous les élèves. Ce que l’on appelle “l’école” ne manque pas seulement de moyens, c’est le sens même de l’école qui est en jeu dans la situation délétère que nous vivons. C’est pourquoi il ne saurait être question pour nous d’assouplir, de faire varier ou de composer avec la forme scolaire républicaine, c’est-à-dire celle construite par et pour le capitalisme, mais qui entre aujourd’hui en contradiction. Cette forme doit être radicalement reconstruite si l’on veut qu’elle se rapproche de ce que nous pouvons comprendre comme un désir politique de démocratie. Quels que soient les aménagements pédagogiques tentés et les variations de formes d’enseignement dans l’actuel système scolaire, ils ne peuvent rien, d’une part, contre la machine de destruction de la forme scolaire qui est en route, et d’autre part c’est une conception radicalement différente de l’école qu’il nous faut imaginer. Plutôt que d’annoncer des réformes vaines, d’ailleurs réactionnaires, et de continuer à assister au naufrage de cette remarquable invention sociale d’un lieu pour l’étude, et plutôt que de se désespérer de sa démolition organisée, nous devons engager notre énergie à affirmer toute l’importance de la reconstruction de la forme scolaire et en imaginer les effectuations concrètes.
En quoi est-il si nécessaire de réaffirmer son importance ?
Il y a urgence, pour notre civilisation, à bifurquer dans tous les domaines. Nous savons depuis déjà longtemps que l’éducation de la nouvelle génération est l’une des conditions pour que la culture humaine puisse poursuivre son travail vers un mieux, un mieux dont on peut discuter à partir, par exemple, du concept d’égalité. Que pouvons-nous faire ? À notre place, indépendamment des engagements de lutte que chacun décide pour soi-même et avec d’autres, nous avons à créer une conception radicalement autre de l’école : repenser sa place dans la cité, ses bâtiments, la philosophie qui soutient l’action éducative scolaire, ce que l’on y fait et de comment on le fait, et aussi comprendre les enjeux psychiques permettant de favoriser l’accès à la culture. Le chantier est immense, c’est ce qui est passionnant.
Vous évoquez les « Lieux d’Éducation Associés » (Léa). Qu’ont-ils à apporter à la réflexion sur la forme scolaire contemporaine ?
Il faut bien commencer par quelque chose, lorsque l’on a l’ambition et l’arrogance de vouloir “révolutionner l’école”, selon la formule de Célestin Freinet. Or, les LéA sont actuellement des dispositifs définis dans le programme scientifique de l’Institut Français de l’Éducation pour rassembler un questionnement des acteurs avec l’implication d’une équipe de recherche. Dans l’immédiat, nous voyons ces façons d’organiser l’action conjointe de professeurs et de chercheurs comme une esquisse de ce que Gérard Sensevy avait appelé en 2011 déjà un projet de véritables cliniques de l’éducation. Il s’agit maintenant d’expérimenter des ingénieries coopératives dans lesquelles on institue une solidarité essentielle entre la profession de professeur et la recherche en éducation. Ce faisant, nous visons l’inscription effective du travail de recherche dans le métier même de professeur, pour dépasser le dualisme entre professeurs d’un côté et chercheurs de l’autre. Le projet de faire du travail de professeur dans la classe un objet de science doit conduire à faire du professeur lui-même un chercheur. La reconstruction démocratique de la forme scolaire d’éducation nécessite donc une reconstruction démocratique du métier de professeur.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda