La vie scolaire est un des piliers du fonctionnement des établissements du second degré. Dans le cadre des situations de harcèlement, le rôle du conseiller pédagogique d’éducation est central. Aujourd’hui, Nicolas Grannec*est lasse. « Je ressens une forme de lassitude, d’amertume et d’impuissance face à tous ces gens qui se permettent de discuter de l’éducation sans avoir mis les pieds dans une école depuis des nombreuses années, face à ce jeune ministre qui gère son ministère à la façon de Cyril Hanouna en créant du buzz sur des sujets qu’il ne maîtrise pas » écrit-il.
« Si tu es pour si peu dégoûté du métier ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tous petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine » écrivait Fernand Deligny dans Graine de crapule. Cela fait maintenant presque 19 ans que je me suis embarqué sur ce bateau. La vie à bord n’est pas facile. Nous traversons souvent des tempêtes. Les échecs sont nombreux et le découragement nous guette bien souvent. De nombreux équipiers ont déjà quitté le navire vers d’autres horizons. Et moi, qu’est-ce qui me maintient à bord de ce vieux rafiot ? Cette question, je me la pose de plus en plus souvent ces derniers temps. Je ressens une forme de lassitude, d’amertume et d’impuissance face à tous ces gens qui se permettent de discuter de l’éducation sans avoir mis les pieds dans une école depuis des nombreuses années, face à ce jeune ministre qui gère son ministère à la façon de Cyril Hanouna en créant du buzz sur des sujets qu’il ne maîtrise pas. Comment peut-on laisser tant de pouvoir à un seul homme ? D’un côté il promeut l’uniforme pour « uniformiser » une jeunesse riche de ses différences, et de l’autre, il souhaite mettre en place des groupes de niveaux créant une distance irréparable entre « les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien ». L’uniforme ne cachera pas cette blessure faite au principe d’égalité !
Et pourtant, il faut continuer à faire avancer le bateau pour accompagner cette jeunesse mal menée par le pouvoir en place. Je n’ai pas envie de les abandonner. Lorsque j’ai commencé à être CPE, je ne savais pas vraiment ce que l’institution attendait de moi. C’est quoi un Conseiller Principal d’Education ? C’est une question que l’on me pose régulièrement sans que je sache bien y répondre tant les missions paraissent vastes. Depuis quelques temps, je m’intéresse à l’histoire de ce métier qui me passionne. J’essaye de comprendre le contexte qui a amené l’institution à créer ce corps de métier en 1970. Que se passait-il, à ce moment, dans le domaine de la prise en charge de l’enfance ? J’ai trouvé une réponse intéressante dans un livre sur l’histoire de la prévention spécialisée. En 1972, le travail de prévention auprès de jeunes « inadaptés » est institutionnalisé par un arrêté : « Là est la véritable innovation : de pionnière et relativement marginale, la prévention est, si l’on peut dire, élevée au rang de partie prenante d’une politique publique ». Ce texte reconnaît officiellement le travail de prévention des éducateurs de rue auprès d’une jeunesse difficile qu’il s’agit d’accompagner. C’est aussi en 1972 qu’une circulaire fixe les missions des conseillers principaux d’éducation dans les établissements scolaires. Il y a donc officiellement, d’un côté des éducateurs de rue exerçants en milieu ouvert, et un nouveau corps de métier à dominante éducative qui entre dans les établissements scolaires. Que dit-elle cette circulaire ? Après avoir rappelé que les CPE étaient « héritiers à divers égards des surveillants généraux », il est précisé qu’ils sont « présents à tous les moments de la vie scolaire où les élèves ne sont pas pris en charge par les professeurs, les conseillers principaux d’éducation doivent assumer pleinement leur rôle d’animation. Ils le joueront sans doute plus particulièrement dans le cadre des associations socio-éducatives, mais ils ne manqueront pas de l’exercer aussi d’une manière diffuse et constante. Faire comprendre à un élève, la nécessité de respecter certaine disposition du règlement intérieur, s’entretenir avec tel autre d’une difficulté éprouvée dans son travail, mettre en rapport au besoin un professeur et un élève ou un groupe d’élèves, s’entretenir librement avec des parents, se rendre à la demande des élèves aux réunions des clubs et sections de l’association socio-éducative, faciliter la rencontre d’élèves désireux de s’engager dans une entreprise nouvelle : les occasions sont multiples pour les conseillers principaux d’éducation de favoriser les échanges indispensables à la vie de leur établissement ». Un peu plus loin, ils sont appelés à apporter leur concours « à la grande œuvre de rénovation de la vie scolaire ».
Derrière les différentes décisions prises en 1972, il y a une réelle volonté d’encadrer et d’accompagner une jeunesse qui avait exprimé des velléités de liberté en 1968. Dans ce contexte, il est demandé aux CPE de se tenir au plus près des élèves et de répondre à leurs difficultés. Il s’agit d’un véritable travail éducatif qui vient en complément du travail mené par les professeurs en classe. La difficulté pour les CPE va être de parvenir à investir pleinement ce rôle d’éducateur qui lui était dévolu dans le cadre de cette circulaire. En 1992, l’Inspection générale de l’Education nationale rédige un rapport sur le métier de CPE. Dans le questionnaire envoyé aux personnels, il était notamment demandé de donner trois verbes représentants le métier. À une large majorité, c’est le verbe « écouter » qui arrive en tête. Le verbe « éduquer », quant à lui, arrive très loin.
Est-ce à dire que le CPE ne se voit pas comme un éducateur ? Le rapport mentionne pourtant que « les CPE entretiennent une relation forte avec leur public : la notion de jeunes revient fréquemment dans leurs formulations. Cette relation prend des formes infiniment variées, selon les tempéraments et les options prises sur la façon d’exercer ce métier. C’est une constante que note encore François Dubet dans son ouvrage sur les lycéens : il l’appelle « le style expressif » des CPE et souligne que « la relation des élèves à l’établissement est médiatisée » par eux ». Le CPE a-t-il peur de se définir comme un « éducateur » ? Il mène pourtant quotidiennement ce travail auprès des jeunes, mais la difficulté réside dans le nombre d’élèves qu’il a en charge, là où un éducateur spécialisé n’aura à gérer qu’un nombre restreint de jeunes. Il doit, en outre, gérer un service vie scolaire, ce qui l’éloigne aussi parfois des missions éducatives.
Si, aujourd’hui, on me demandait dans le cadre d’un nouveau rapport de l’inspection générale, de donner trois verbes qui correspondent pour moi au métier de CPE, c’est le verbe « éduquer » que je mettrais en avant, suivi de « rencontrer » et « accompagner ». Si je devais préciser ce que j’entends par « éduquer », je partirai de la vision que Deligny avait du rôle de l’éducateur : « L’ouvrage de l’éducateur n’est alors pas d’en faire quoi que ce soit (un bon mari, un bon citoyen, pas même un homme), mais de rentrer dans le détail de ces conditions pour laisser apparaître l’enfant tel qu’il peut lui-même évoluer, devenir quelqu’un. Plus qu’à le faire devenir homme, c’est à le faire devenir quelqu’un que Deligny s’attache lorsqu’il s’adresse à un enfant, et l’on sait bien ici à quel point la singularité, mais aussi la contingence, marquent ce que l’on pourrait appeler sa conception de l’enfance ». Il ne s’agit donc pour moi d’éduquer pour faire entrer dans un cadre que nous aurions défini au préalable. Il s’agit d’être présent à la « rencontre » pour essayer « d’accompagner » au mieux le jeune.
Alors non je n’abandonnerai pas encore le navire car je veux pouvoir défendre ma vision de l’éducation et de mon métier de CPE face à l’approche ultra libéraliste du ministre de l’Éducation qui a, quant à lui, oublié de réfléchir à ce que signifie ce mot « d’éducation ». Il tente d’imposer une vision techniciste de l’éducation où la place du jeune dans un groupe sera définie par ses notes et sa moyenne. Cette situation est dramatique comme le souligne avec force François Jarraud dans le Café Pédagogique : « Notre gouvernement est en train de construire un système éducatif qui décourage les enfants de milieu populaire de faire des études. Il multiplie les obstacles. Il rétablit les filières ségrégatives. Il généralise le tri et l’éjection ». Continuer le combat pour la réussite de tous les élèves est plus que jamais nécessaire ! C’était d’ailleurs, le sens du combat que menait Alain Pothet, inspecteur de l’éducation nationale et allié d’ATD Quart monde décédé brutalement. Lui rendre hommage c’est aussi continuer à ramener « au port de tous petits harengs ».
Nicolas Grannec