L’annonce a paru presque secondaire au regard du flux continu de mesures promises par Gabriel Attal dans son « choc des savoirs ». Elle n’est pourtant pas anodine : le ministre propose une labellisation des manuels scolaires de français et de mathématiques. S’appuyant sur les exemples japonais et portugais, Gabriel Attal justifie ce choix en prétextant que cela ne portera atteinte ni à la liberté éditoriale, ni à la liberté de choix des professeurs (qui leur est garantie depuis le début de l’école gratuite, laïque, obligatoire). Laurence De Cock revient sur cette annonce.
Qu’entend-on par « labellisation » ?
La comparaison avec d’autres États est devenue un classique dans la communication ministérielle. Elle ne va pourtant pas de soi et s’avère surtout malhonnête car il est impossible de transposer un modèle éducatif d’un Etat à l’autre sans prendre en considération un certain nombre de critères comme le caractère plus ou moins directif des programmes, le niveau de centralisation ou décentralisation des systèmes éducatifs, le degré d’autonomie des établissements scolaires ainsi que le rapport – notamment historique – entretenu par l’État avec son école. En Allemagne par exemple, l’autonomie des Länder donne le droit à certains d’adapter leur curriculum, comme en Thuringe. Les manuels scolaires font alors l’objet d’un contrôle in fine de l’État fédéral qui apparaît comme une instance de régulation destinée à éviter un trop fort différentiel de contenus entre Länder. C’est sensiblement la même chose en Belgique. En revanche, dans d’autres pays dont on connaît le caractère fort peu démocratique comme la Turquie ou l’Algérie, la labellisation ministérielle a une autre signification : il s’agit d’un contrôle strict de l’adéquation avec des programmes officiels rigides et souvent idéologiques. Le manuel devient donc un manuel d’État et un instrument de propagande en faveur du régime en place.
La France a fait un autre choix depuis Jules Ferry : celui de proposer des programmes directifs, obligatoires, publié dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale, et dans un modèle d’école républicaine obéissant à une logique jacobine très centralisée. Dans ce cadre, le manuel scolaire n’a pas besoin de contrôle puisque, pour espérer être choisi par les enseignants, il doit répondre en tout point aux prescriptions. Il existe donc un contrat tacite entre le monde éditorial scolaire et l’État prescripteur, le premier s’engageant à respecter les programmes (et y ayant tout intérêt, notamment commercial) en échange de quoi le second lui fiche la paix.
Cette décision de Jules Ferry d’accorder la liberté éditoriale fut aussi présentée comme un acte de confiance dans le corps enseignant, un respect de leur liberté pédagogique en somme. En cela, il rompait avec la logique précédente instaurée par le ministre de l’instruction publique Guizot de manuel unique pour l’apprentissage de la lecture « approuvé par le conseil royal de l’instruction publique ».
Un pas de plus vers la caporalisation
Qu’est-ce qui anime donc Gabriel Attal dans sa volonté de ré-instaurer un contrôle étatique sur les manuels scolaires ?
Force est de constater qu’il ne s’agit pas d’accompagner cette mesure d’un assouplissement des curricula ; c’est même le contraire puisqu’il annonce en même temps une réécriture des programmes dans un sens encore plus coercitif en français et en mathématiques pour l’école primaire. On se situe donc dans une optique de renforcement du contrôle des contenus et des pratiques, un coup supplémentaire porté à la liberté pédagogique des enseignants du premier degré déjà fort malmenés sur ce plan par le ministre Blanquer.
On peut également soupçonner un lourd clin d’oeil et un certain coup de pouce donné à La librairie des écoles, maison d’édition pionnière dans la diffusion de la fameuse méthode d’apprentissage des mathématiques, dite « méthode Singapour » et maison d’édition chérie par le réseau des écoles privées hors-contrat.
Ce n’est pas la première fois que le gouvernement tente de revenir sur la liberté éditoriale.
Le 21 août 1940, par décret, le régime de Vichy instaurait un contrôle ministériel sur les manuels, notamment ceux d’histoire-géographie considérés comme les plus susceptibles de contribuer au formatage des esprits.
Même si le gouvernement provisoire revient sur ce décret en 1944, Paul Devin rappelle que le fantasme du contrôle étatique des manuels continue d’irriguer la haute administration de l’Éducation nationale. On le trouve dans le rapport Borne de l’Inspection générale en 1998 ainsi que chez Gilles de Robien en 2005.
Un autre épisode est passé inaperçu parce que cantonné aux débats internes du Conseil National des Programmes (CNP) entre 1995 et 1997. À cette date, Luc Ferry préside le Conseil. Avec le ministre François Bayrou, ils rêvent d’un « manuel de référence » au collège. Sa coordination est confiée au philosophie Tzvetan Todorov. Les discussions vont bon train : comment l’appeler ? « Manuel du savoir fondamental » ? « Manuel d’entrée en société » ? La perspective va bien au-delà d’une labellisation puisqu’il s’agit de sortir un manuel publié par l’Éducation nationale.
Après discussion, le projet est finalement annulé par le ministre qui ne souhaite pas se mettre le monde de l’édition scolaire à dos et parce que même le CNP craint d’entraver la liberté pédagogique des enseignants.
Un terrain miné
Gabriel Attal met donc les pieds en terrain miné en touchant à l’un des socles identitaires de l’école républicaine. Il y a d’abord fort à parier que le puissant syndicat de l’édition (SNE) monte au créneau contre ces velleités de surveillance. Il est également de notre devoir de déconstruire l’apparente banalité de cette annonce en alertant sur ce qu’elle charrie de réactionnaire. Cette mesure présentée comme disruptive et adossée à la nouvelle marotte ministérielle de la « pédagogie explicite » et des « données probantes » participe à transformer les enseignants en agents exécutifs de méthodes supposément brevetées. Des manuels scolaires aux bréviaires pédagogiques, il n’y a qu’un pas que les spécialistes de la poudre perlimpinpin semblent vouloir franchir allégrement.
Laurence De Cock