Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le doute désigne l’état d’esprit de celui qui s’interroge sur l’incertitude, concernant l’existence d’un fait, ou la réalisation d’une action, qui hésite sur la conduite à tenir, ou qui suspend son jugement face à des propositions contradictoires. Douter, c’est interroger les fondements d’une vérité, d’une certitude, d’une opinion ou d’une croyance.
Le doute repose sur l’acceptation de l’incertitude. Or, l’incertitude s’oppose à l’idéal de transparence et de maîtrise permettant de produire un résultat prédictible à partir de la conduite rigoureuse d’une procédure d’investigation.
L’incertitude découle de l’opacité de la personne humaine. Elle s’impose comme étant une dimension incontournable de la prise en compte de la complexité de l’humain.
Ce qui se passe chez un élève issu d’une histoire et qui marque le devenir de ses propres désirs et de ses résistances ne peut être immédiatement accessible ou directement déductible de l’observation. La prétention d’une compréhension totale et directe est de l’ordre de l’illusion de toute-puissance et de transparence.
L’incertitude rappelle l’incidence de l’aléatoire, du surgissement de l’événement, et la manière singulière dont chaque individu s’empare de cet aléatoire en le transformant en opportunité et en ressource.
Les fécondités du doute
Douter, c’est interroger les fondements d’une vérité, d’une certitude, d’une opinion ou d’une croyance. Le doute est une indécision qui « fait ouverture » en permettant d’échapper aux certitudes des allants de soi.
Il introduit chez l’élève, comme chez l’enseignant, la possibilité d’une manière autre de percevoir, de penser et de comprendre. En posant le principe d’une déconstruction possible des fondements d’une certitude, d’une façon d’être ou d’une manière habituelle de penser et d’agir, le doute est à la base de la créativité.
Appréhendé comme un entre-deux, il est un « espace transitionnel » permettant de suspendre son jugement dans l’attente d’une maturation face à un indécidable, l’espace intermédiaire ou l’aire transitionnelle, selon Winnicott, étant un lieu de fusion-confusion des éléments en contradiction, et en même temps un espace de passage.
Pour cela, il est nécessaire de pouvoir tolérer une situation indécidable parce que régie par des logiques contraires ou paradoxales. Cet espace intermédiaire permet à un élève d’expérimenter la coexistence possible de deux nécessités ou d’un ensemble de besoins contradictoires, en même temps que la cohabitation possible de deux manières de penser. C’est un espace-temps, provisoirement ambivalent, pouvant être expérimenté par un élève comme étant sans danger. Il peut expérimenter progressivement l’incertitude comme un changement ne mettant pas en péril la continuité de son mode habituel de penser et d’exister.
En s’ouvrant à la pluralité des hypothèses et des modes de compréhension, l’élève peut identifier les nécessités comme n’étant pas de même nature et ne se situant pas sur les mêmes plans. Le doute constitue un temps provisoirement suspendu et fécond qui offre des échappées permettant de penser autrement et de grandir, c’est-à-dire d’advenir à ce que l’on n’est pas encore. Le doute est alors un écart, une « dés-adhérence », une dé-coïncidence d’avec ce que l’on croit savoir. Il devient un moteur de réflexion, une ouverture à la conscience de la complexité et de l’opacité du réel.
Les dangers du doute
Le doute n’a pas que des vertus. Il possède aussi son versant destructeur, tel le doute de soi qui résulte d’une absence d’estime de soi et de confiance en soi.
L’élève qui doute de lui-même reste en retrait de ses capacités. Il a besoin d’être rassuré dans ses prises de parole et de positions, qui, pour lui, sont des prises de risque vécues comme des mises en danger. Rassurer un élève qui doute nécessite pour l’enseignant de témoigner de ses capacités réelles et attestées par les résultats tangibles que cet élève a pu constater par lui-même. Ces résultats, validés par l’enseignant comme étant significatifs d’une progression, lui serviront secondairement en tant que repères d’auto évaluation, tant de ses capacités, que des difficultés qu’il doit affronter, afin de pouvoir contrer l’image dévalorisée de lui-même.
Le doute est aussi un redoutable moyen utilisé pour semer la défiance. Les lobbies industriels, financiers, sectaires ou politiques, les réseaux sociaux, utilisent le doute, comme une arme de destruction et d’invalidation de la crédibilité d’un concurrent ou d’un adversaire. Créer le doute de soi et de sa valeur est l’un des redoutable moyens du harcèlement. Semer le doute c’est brouiller la différenciation du vrai et du faux en recourant au vraisemblable d’éléments de vérité incomplets, décontextualisés ou biaisés, voire faux, pour appuyer le déni de faits établis, les relativiser ou les invalider.
« Dans le doute abstiens-toi » est un adage paresseux si ce n’est dangereux. Préparer des élèves à la citoyenneté nécessite de les initier à la vérification critique de la véracité des faits, de la validité des références utilisées et de la rigueur de l’argumentation utilisée.
Comment concilier le besoin de sécurité et la fécondité de l’incertitude ?
Cette question renvoie à la notion de sécurité active et de sécurité passive. La sécurité passive est une protection extérieure de l’enfant : plus il y a de dangers, plus on lui met d’interdits. Une sécurité active, c’est une expérimentation progressive par l’enfant de la différence entre le risque et le danger.
Une illustration : on ne laisse pas un tout petit enfant s’approcher d’un poêle qui a une partie brûlante. Mais, dès qu’on lui a expliqué et qu’il a perçu ce que c’est que se brûler, on peut le laisser faire une expérience du risque, donc de se brûler « un peu » sans que ce soit une mise en danger, de telle sorte qu’il sache se protéger lui-même en ayant des repères de dangerosité. Si l’on ne fait pas cela, alors, non seulement l’enfant vit dans un sentiment d’insécurité, mais chaque fois qu’il aura à tester le monde, il faudra que ce soit quelqu‘un d’autre qui évalue le risque à sa place.
Tout l’art d’éduquer pour l’adulte réside dans le fait d’ajuster où et quand il se porte garant de la sécurité. En étant seulement garant, il fait faire à l’enfant l’expérience qu’il est une personne digne de confiance – la confiance n’est pas un donné, mais un construit –et qu’il ne laissera pas les enfants se mettre en danger. C’est ce tissage vécu des relations qui constitue à la fois la possibilité, l’autorisation et l’invite à l’enfant de découvrir l’inconnu, c’est à dire l’incertitude, ce qui inclut aussi le rapport à l’erreur.
On est là loin d’une pédagogie mécanique, et au cœur de la pédagogie s’appuyant sur un construit relationnel.
Mais qu’en est-il pour des enfants vivants eux-mêmes dans une incertitude familiale, sociale, matérielle, affective, relationnelle, psychique ?
Pour répondre à une telle question, il nous faut réconcilier et regrouper la notion d’enfant et celle d’élève, alors qu’on a dissocié ces deux notions, car il est plus facile de s’adresser à des élèves qu’à des enfants. Il s’agit là de l’articulation entre enseignement et éducation. Actuellement, ce qui fait problème, c’est qu’on a complètement oublié ce qu’était le bon creux de l’éducation. Le cœur de mission de l’éducation, quand elle se veut être Nationale devrait être de s’adresser à l’enfant. L’enfant, c’est l’enfance de l’humain.
Tu poses la question de la précarité. La précarité est un interdit de penser, car quoi qu’on fasse, on est pris dans le redoutable de ce qui va arriver. Il s’agit pour l’enseignant et l’institution scolaire de créer un lieu où se poser, un lieu où l’enfant peut faire l’expérience progressive qu’il peut exister, qu’il peut se « re-poser » sur des adultes. Mais ça ne va pas du tout avec le rythme des programmes scolaires.
C’est toute la difficulté actuelle du regard que nous portons par exemple sur l’enfant perturbateur. Quand un enfant vit dans la précarité, il ne peut qu’être centré sur ce qui va lui arriver. Il ne peut pas être dans ce qu’on lui demande d’être et de faire à l’école.
Nous avons énormément d’enfants qui actuellement ne sont pas en capacité d’être « élèves » dans nos classes, alors qu’ils vont à l’école.
Et le doute de l’institution ?
Il est essentiel et vital qu’elle doute. Une institution qui ne doute pas verrouille l’institué. L’institution qui ne renouvelle pas meurt à petits feux. Elle est décalée d’avec la réalité. C’est la fonction dérangeante de l’instituant qui permet à l’institution de rester vivante et de se transformer. Il faut qu’elle doute d’elle-même et être en même temps un cadre solide et résistant, tout en laissant le vivant la traverser.
Comment ?
En rappelant que l’institution, c’est d’abord la totalité des gens qui constituent le groupe à finalités communes. L’institution scolaire, c’est d’abord les élèves, les parents et les enseignants. Ce n’est pas seulement une administration. Une institution qui n’a pas de lieu d’échange entre toutes les personnes qui la constitue est une institution qui se rigidifie dans la verticalité, dans laquelle l’enfant n’est qu’un objet de l’institution. Et grandir quand on est un objet, ce n’est pas facile.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain