Bruno Devauchelle, chercheur spécialiste du numérique éducatif interroge ici la place donnée au numérique par le ministre. « La présentation de l’enquête « Synthèse de la consultation Exigence des savoirs » révèle un scepticisme notoire envers l’efficacité du numérique en classe » écrit-il. Il évoque aussi le manque d’évaluation des projets engagés par le ministère, par oubli ou refus, « si elle vient modérer, voire contredire les intentions par les faits ».
Le 27 janvier 2023 à Poitiers, le ministre de l’Éducation de l’époque annonçait et publiait ce qu’il nommait une « stratégie ». Dans le même temps était élaborée une « doctrine technique ». Le changement de ministre intervenu avant l’été a mis dans l’ombre les questions du numérique éducatif. On peut le constater dans le dossier de presse du ministère suite à la publication de PISA. Même si le projet MIA semble sur les rails, on peut s’interroger sur la pertinence, au-delà de l’effet d’annonce, de ce choix, dont il faut signaler qu’il s’agit d’un soutien explicite à une entreprise des edtech, EvidenceB. Mais ce qui est plus troublant c’est, dans ce dossier, la présentation de l’enquête « Synthèse de la consultation Exigence des savoirs » qui révèle un scepticisme notoire envers l’efficacité du numérique en classe. (p.14 et suivantes du dossier de presse). Placé derrière toutes les autres préoccupations, le numérique est contesté dans son apport à l’apprentissage. On peut aussi s’interroger sur l’absence de référence à des actions engagées précédemment comme les territoires numériques éducatifs (TNE) élargis à 12 départements. Alors que l’on sent bien un déplacement de l’initiative sur le numérique éducatif vers la Direction de l’Enseignement Scolaire (DGESCO) en regard de la dimension plus technique laissée à la Direction du Numérique pour l’Éducation, il faut en cette fin d’année 2023 tenter d’interroger le bilan de ces actions afin que le ministère donne des clarifications sur ce qu’il entend proposer à propos du numérique éducatif. D’autant plus qu’il est possible que cette stratégie soit affinée en janvier prochain en intégrant mieux d’une part la place prise par l’Intelligence Artificielle (IA) en éducation (la grande mode du moment) et d’autre part la formation des enseignants (les nouvelles consignes du ministre sur la formation en dehors du temps de présence devant élèves).
Les discours sont-ils suivis d’actions concrètes ?
En premier lieu, il semble qu’il serait nécessaire que les décisions annoncées soient effectivement effectuées et évaluées. En effet trop souvent le ministère oublie d’évaluer les projets engagés ou refuse cette évaluation si elle vient modérer, voire contredire les intentions par les faits. On aurait apprécié que sur la page Internet consacrée à cette stratégie un tableau récapitulatif des avancées annoncées y soit intégré ( https://www.education.gouv.fr/strategie-du-numerique-pour-l-education-2023-2027-344263 )Bien sûr, dans le document de janvier 2023, tout n’est pas à réaliser pour la fin de l’année (voire en annexe au bas de cet article) mais nous en avons extrait (à partir des encadrés du document) ce qui est annoncé à échéance brêve. Les décisions annoncées et datées 2023 et 2024 :
Au rang des initiatives permettant d’avancer dans les projets :
- Réalisation d’une étude pour choisir un socle méthodologique commun mi-2023
- 2 réunions politiques en 2023 au niveau national
- 3 communautés d’utilisateurs créées à la rentrée 2023
- 3 académies pilotes d’une offre commune collaborative « messagerie et agenda partagé » fin 2023
- 1 processus de partage des investissements nationaux et académiques dès la rentrée 2023
- 1 à 2 cas d’usages prototypés d’ici à mi-2023
Des livraisons attendues et documentées :
- Réalisation du cadrage du projet « Plateforme des données d’éducation » au plus tard fin 2023
- Publication de la première version de la doctrine technique du numérique pour l’éducation et de son cadre d’interopérabilité début 2023
- Rédaction d’un vadémécum pour enseigner avec le numérique d’ici à fin 2023
- 2 référentiels de l’équipement individuel définis en fonction des usages (collège et lycée) publiés pour la rentrée 2024
Des recommandations et expérimentations à venir :
- 100 % des marchés conclus intègrent des clauses d’accessibilité et des critères de contrôle, dès 2023
- Expérimentation d’un « compte ressources » pour les enseignants, dès la rentrée 2024, en mode « startup d’État »
- Réduction de 10 % de la consommation énergétique du numérique du ministère d’ici à 2024 (à périmètre constant)
Ne pas oublier ce qui a été fait avant janvier 2022 !
Alors que d’autres initiatives précédentes sont encore en cours (Territoires Numériques Éducatifs – https://eduscol.education.fr/2177/les-territoires-numeriques-educatifs-tne- ou encore communs numériques – https://forge.aeif.fr/explore ) sans parler, dans les collectivités des nombreuses initiatives de distribution de matériel informatique à des élèves, une stratégie vient encombrer en quelque sorte le paysage du numérique éducatif. Le plus important de ces chantiers engagés depuis vingt ans : les environnements numériques de travail (ENT). Certes chaque année une rencontre a lieu dans le cadre d’Educatech, mais ont ne peut pas dire qu’il y ait de réel bilan. On sait par contre que la guerre fait rage. Ainsi l’absorption d’ITOP et d’Index Éducation par DOCAPOSTE ainsi que l’annonce par cette dernière de son propre espace appelé « Espace Numérique pour l’Éducation et la Jeunesse (ENEJ) » montre-t-il qu’en lien avec ce qui a été présenté dans la doctrine technique du numérique pour l’éducation (https://eduscol.education.fr/3827/doctrine-technique-du-numerique-pour-l-education), la guerre entre industriels du secteur va se poursuivre. On attend d’ailleurs que cette doctrine soit actualisée en 2024 (annoncé sur le site), mais dont aimerait aussi disposer d’un rapport d’étape de celle-ci. Les enseignants ont besoin de boussoles pour orienter leurs actions, l’idée d’une stratégie pourrait aller dans le bon sens s’il n’y avait cette constante hésitation du pouvoir (cf. les discours récents du ministre sur les écrans !), entre impératif socio-économique et impératif de santé public mais aussi impératif culturel.
Pour en finir avec les évaluations ?
Un biais important est présent dans nos institutions comme dans de nombreuses entreprises. Il ne faut jamais dire qu’on s’est trompé, qu’on a eu tort, qu’on fait fausse route. Aussi bien les décideurs que leurs personnels adjoints (cadres de l’administration et des entreprises en particulier) ont bien compris ce qu’il faut faire remonter. Confronté à ce problème pour éviter de dire ce qui va mal dans un projet, on peut tout à fait faire des propositions d’amélioration et d’enrichissement du projet. C’est un bon moyen d’éviter de nommer explicitement les manquements, mais aussi de risquer d’infléchir les projets, car le décideurs qui reçoit ce genre d’évaluation saura en tirer le positif et uniquement le positif. Bref, il faut faire en sorte que « cela fonctionne malgré tout ». C’est pourquoi notre demande de tableaux de bords (les fameux KPI, selon l’acronyme anglo-saxon « Un KPI ou Key Performance Indicator est un indicateur de performance permettant de définir des objectifs et de suivre leur évolution ») semble récurrente jusque dans le récent rapport d’information publié en octobre la l’assemblée nationale qui écrit : « Les rapporteurs regrettent ne pas pouvoir disposer d’un état des lieux précis de l’équipement numérique des établissements scolaires au niveau national, cet équipement, très hétérogène sur le territoire, relevant de la compétence des collectivités territoriales. ». On comprend dès lors que notre demande d’évaluation de la stratégie (avant quelle ne soit encore actualisée elle aussi, comme la stratégie) est nécessaire, mais risque de ne pas voir le jour. Les enseignants et les responsables d’établissements ainsi que toute la société ont besoin d’une nouvelle transparence et d’un suivi amélioré des actions menées… Mais les décisions politiques ne se situent que rarement dans la même temporalité que leur effectivité sur le terrain et les conséquences de ce qu’elles ont entraîné. Souhaitons que nous nous trompions !
Bruno Devauchelle
ANNEXE
Des constats faits par les auteurs du document dont on peut penser qu’ils vont faire l’objet d’actions concrètes démarrées en 2023 !
- Un accès inégal au numérique par les acteurs : équipement, connectivité, outils et capacités
- Une expérience utilisateur dégradée
- Un mode de fonctionnement du système d’information ministériel daté
Des défis qui sont à relever au cours des années 2023-2027
- renforcer la coopération des acteur
- en développant l’éducation à la citoyenneté numérique, l’esprit critique et l‘éducation aux médias et à l’information
- Fournir aux enseignants une offre lisible en outils et ressources numériques éducatives
- Accompagner et renforcer la sécurisation, la résilience et la fiabilité des données et du système d’information ministériel,
Les décisions annoncées et datées 2023 et 2024 :
- Réalisation d’une étude pour choisir un socle méthodologique commun mi-2023
- 2 réunions politiques en 2023 au niveau national
- 3 communautés d’utilisateurs créées à la rentrée 2023
- 3 académies pilotes d’une offre commune collaborative « messagerie et agenda partagé » fin 2023
- 1 processus de partage des investissements nationaux et académiques dès la rentrée 2023
- 1 à 2 cas d’usages prototypés d’ici à mi-2023
- Réalisation du cadrage du projet « Plateforme des données d’éducation » au plus tard fin 2023
- Publication de la première version de la doctrine technique du numérique pour l’éducation et de son cadre d’interopérabilité début 2023
- Rédaction d’un vadémécum pour enseigner avec le numérique d’ici à fin 2023
- 100 % des marchés conclus intègrent des clauses d’accessibilité et des critères de contrôle, dès 2023
- Expérimentation d’un « compte ressources » pour les enseignants, dès la rentrée 2024, en mode « startup d’État »
- Réduction de 10 % de la consommation énergétique du numérique du ministère d’ici à 2024 (à périmètre constant)
- 2 référentiels de l’équipement individuel définis en fonction des usages (collège et lycée) publiés pour la rentrée 2024
Non datés dans le document de référence
- 2 académies pilotes pour expérimenter une nouvelle gouvernance locale
- Réalisation d’une cartographie des données d’intérêt à partager
- En lien avec les évolutions du collège, renforcer les compétences numériques des élèves
- 1 feuille de route pour le développement de communs numériques
- 1 forge nationale pour accompagner et favoriser la production et le partage des communs numériques
- Feuille de route d’accessibilité des ressources pédagogiques
- Simplification du dispositif de mise à disposition du « matériel numérique pédagogique adapté »
- 100 % des nouveaux enseignants stagiaires passent la certification de leur niveau de compétences numériques avec Pix+ Édu (ceux n’obtenant pas le niveau requis se voient proposer un parcours de remédiation en formation continuée, après leur prise de poste)
- Une majorité d’enseignants en activité se sont engagés dans un parcours d’auto-évaluation de leurs compétences numériques avec Pix+ Édu, en vue d’une attestation
- Étude pour une mise en œuvre de formations au numérique commune pour les personnels, notamment dans les EPLE (que ce soit des personnels de l’éducation nationale ou de la collectivité)
- 1 cartographie des tiers lieux et des communautés actives partagée en open data
- 1 communauté a minima installée par région académique et établie sur un des communs numériques proposés dans l’offre de service ministérielle (par exemple : Éléa, Capytale…)
- Publication, sur le site internet du ministère, de la plateforme « E-Fran »
- Réalisation d’une étude organisationnelle pour renforcer la programmation des activités du système d’information
- Mise en place d’un processus d’urbanisation du système d’information ministériel
- Renforcement du programme annuel de formations des équipes informatiques
- 100 % des nouveaux projets de services numériques intègrent la démarche UX