Sur la méthode de Singapour, un article à redécouvrir du regretté Rémi Brissiaud
Le ministère de l’éducation nationale continue sa promotion de la Traduction Française de la Méthode de Singapour (TFMS). C’est ainsi que depuis quelques jours, on trouve sur le site ministériel Eduscol (1) un panégyrique de la TFMS : « à la radio, à la télévision, dans la presse, le ministre lui-même… Partout on ne parle que de la méthode de Singapour pour l’enseignement des mathématiques ». L’article renvoie ensuite au numéro hors-série « Maths, la méthode de Singapour » du magazine Le Point sans préciser qu’on y trouve une alternance d’articles très différents, certains se référant à la méthode originale de Singapour et d’autres, les plus nombreux, à la TFMS. Plus de la moitié du hors-série est d’ailleurs composée avec des facsimilés de la TFMS. L’article d’Eduscol se termine ainsi : « On ne trouvera pas d’avis contradictoires tant la méthode semble plébiscitée et efficace. En revanche, les spécialistes sont bien conscients qu’un copier-coller de ce qui se fait à Singapour n’est pas envisageable et proposent évidemment d’adapter la méthode aux spécificités françaises. »
Dans un article récent publié dans les Cahiers Pédagogiques (2), j’ai explicité les raisons pour lesquelles un copier-coller de la méthode originale ne serait pas aussi efficace en France qu’à Singapour. Les trois principales sont : 1°) Cette méthode a été élaborée pour des élèves plus âgés de 4 mois en moyenne ; au Cours Préparatoire, l’effet est loin d’être négligeable : tout se passe comme si les élèves nés en septembre, octobre, novembre et décembre, restaient en maternelle, 2°) Elle fonctionne à Singapour au sein d’un système scolaire qui, dès l’école primaire, instaure une compétition systématique entre les élèves et 3°) La formation initiale et continue des enseignants à Singapour est sans aucune commune mesure avec ce qu’elle est en France, tant dans la durée que dans la qualité.
Dans ce même texte, j’ai signalé que la TMFS n’échappe pas au piège du copier-coller. Ainsi, au CE1, dès la quatrième leçon de l’année, en septembre donc, les enfants étudient à l’école les nombres jusqu’à 1000. Rappelons qu’en France, du fait des irrégularités dans notre façon de dire les nombres (soixante-dix, soixante-et-onze…), le programme recommande : « Au CE1, un temps conséquent est consacré à la reprise de l’étude des nombres jusqu’à 100, notamment pour leur désignation orale et pour les stratégies de calcul mental ou écrit. Parallèlement, l’étude de la numération décimale écrite (centaine, dizaines, unités simples) est étendue par paliers, jusqu’à 200, puis 600 et éventuellement 1000). » C’est donc un premier point sur lequel la TFMS n’est pas conforme aux programmes 2015.
D’après Eduscol, « la méthode semble plébiscitée ». Mais quelle méthode, l’originale (3) ou la TFMS ? Nous allons voir en effet qu’elles diffèrent sur des points essentiels. En fait, la TFMS est, pour l’éducation mathématique des jeunes enfants, ce que le Lévothyrox est au traitement des troubles thyroïdiens. Rappelons ce qu’est « l’affaire du Lévothyrox » : une entreprise pharmaceutique, à l’insu des malades, a vendu une forme modifiée d’un médicament sous le même nom que l’original. Ses « experts » avaient substitué certains ingrédients, sans anticiper qu’ils sont en fait essentiels à l’innocuité du médicament et à son efficacité chez de nombreux patients. Trompés par l’identité de nom, les clients ont utilisé ce remède altéré au détriment de leur santé. Dans le cas de la TFMS, comme dans celui du Lévothyrox, les éléments constitutifs d’un scandale sont rassemblés.
Un ingrédient essentiel de toute progression : l’entrée dans le nombre
Au Cours Préparatoire, deux mois après la rentrée, on reconnait facilement les quelques élèves qui ont raté leur entrée dans le nombre et qui risquent un échec grave et prolongé (. Il suffit d’utiliser le petit test suivant. Face à un tas de jetons, on demande à l’enfant d’en donner 4. Sauf cas de handicap, il sait le faire en numérotant les jetons qu’il sort un à un du tas : 1234, 4 (le dernier « 4 » désigne la quantité). Cependant, si l’adulte dit qu’il a changé d’avis et qu’il veut 5 jetons, l’enfant en difficulté est obligé de reprendre le numérotage depuis le début : 12345, 5. Il ne sait pas qu’une quantité de 5 jetons s’obtient en ajoutant 1 nouveau jeton à la quantité de 4 déjà formée (5=4+1), il est enfermé dans la représentation des quantités par une suite de numéros : 5, c’est 12345 et ce n’est rien d’autre.
Pendant près de 30 ans, entre 1986 et 2015, les programmes scolaires français ont oublié d’alerter les enseignants sur ce phénomène et tout conduit à penser que c’est à l’origine de l’effondrement des performances en calcul des écoliers français (4). Avec les programmes de 2015, l’oubli est réparé : on lit dans le nouveau programme que « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d’être formée ».
Supposons par exemple qu’un enfant doive mettre 6 cubes dans une boite vide en les prélevant dans un tas de cubes mis à sa disposition. Il est recommandé qu’il dise « un » quand un cube a été effectivement mis dans la boite et non au moment où un 1er cube est prélevé dans le tas, qu’il dise « deux » quand deux cubes sont effectivement dans la boite et non au moment où un 2ème cube est prélevé dans le tas, qu’il dise « trois » quand trois cubes sont effectivement dans la boite et non au moment où un 3ème cube est prélevé, etc. Une façon de s’exprimer encore plus explicite, consiste évidemment à dire : « Un cube ; et-encore-un, deux cubes ; et-encore-un, trois cubes… ». Plus l’enseignant théâtralise la propriété du « +1 répété », qu’on appelle aussi « itération de l’unité », plus l’enseignement des nombres est explicite. La notion d’itération de l’unité est présente sept fois dans les nouveaux programmes maternelle et de cycle 2. L’insistance des programmes sur l’importance de cette propriété des nombres est une véritable révolution.
Ainsi, c’en est fini, en France, de la recommandation de théâtraliser à l’école la correspondance 1 mot – 1 objet : « Le un ; le deux ; le trois… », c’est-à-dire de la préconisation d’enseigner le comptage-numérotage. Avec les nouveaux programmes, notre pays renoue avec la culture pédagogique qui était la sienne avant 1986.
La TFMS, contrairement à l’originale, enseigne le comptage-numérotage
Comment l’entrée dans le nombre s’effectue-t-elle dans la méthode de Singapour originale ? En insistant évidemment sur la propriété « +1 répétée ». Dans le premier chapitre, découpé en 3 leçons, lorsque les nombres sont représentés par des collections (de cubes, de points…), ils sont disposés de sorte que l’on puisse « voir » que 5=4+1, 6=5+1, 7=6+1, 8=7+1… En fait, pour que ce soit le cas, il suffit d’organiser ces points ainsi, avec le repère 5 :
Et une leçon entière, la 3ème, est consacrée à un enseignement explicite de la propriété « +1 répété » et de la propriété « –1 répété » : 9=10–1, 8=9–1, etc.
Qu’en est-il de la TFMS ? Elle fait délibérément le choix pédagogique d’enseigner le comptage-numérotage. Dans la présentation générale du début de l’année, le guide pédagogique précise quel en est l’objectif majeur (p. 19) : « En plus de la correspondance un à un et de la pratique du décompte exact, les élèves doivent comprendre que le dernier nombre compté est la réponse à la question « Combien d’éléments y a-t-il dans cet ensemble ? » ». Ainsi, l’objectif prioritaire en début de CP est que les élèves apprennent à représenter une quantité de sept unités, par exemple, en faisant : 1234567, 7.
D’ailleurs, la représentation des nombres successifs avec le repère 5 ne figure pas dans le guide pédagogique avant la séance 7 (5) et dans le fichier de l’élève avant la séance 8, c’est-à-dire à un moment où l’insistance préalable sur le comptage-numérotage aura fait bien des dégâts. Quant à la 3ème leçon de la méthode originale, celle qui est consacrée à un enseignement explicite de la propriété « +1 répété » et de la propriété « –1 répété », elle a tout simplement disparu de la TFMS.
Concernant l’entrée dans le nombre, signalons enfin que la Librairie des Écoles publie un fichier Grande Section qui s’appelle « Méthode de Singapour GS » alors qu’il ne s’agit apparemment pas de la traduction d’un outil qui serait utilisé à Singapour. L’enseignement du comptage-numérotage est au cœur de la démarche adoptée par cet ouvrage pour la GS, à rebours de la philosophie des premiers apprentissages numériques dans la cité-état qu’est Singapour. Dans ce cas, l’usage de l’expression « Méthode de Singapour » relève d’un argumentaire markéting très poussé, voire d’une tromperie délibérée.
La TFMS, contrairement à la méthode originale, enseigne mal le calcul mental d’une soustraction
Les recherches en psychologie cognitive ont montré que les adultes ne calculent pas 102–6 (retirer peu) comme ils calculent 102–94 (retirer beaucoup) (6). Dans le cas de 102–6, la stratégie la plus fréquente consiste à retirer d’abord 2 (le résultat est 100) puis 4 (le résultat est 96). Le calcul se fait donc en reculant sur la suite numérique. En revanche, c’est une stratégie où l’on avance sur la suite numérique que les adultes utilisent pour calculer 102–94. Ils raisonnent ainsi : 94 pour aller à 100, il faut 6. Et encore 2 pour aller à 102, il faut 8 en tout (102–94=8).
Cette flexibilité stratégique est essentielle pour apprendre à résoudre certains problèmes qui restent difficiles en CM2 (20% d’échec), ceux du type : « Il y a 57 voyageurs dans un bus. D’autres montent et maintenant il contient 71 voyageurs. Combien de voyageurs sont montés ? ». Dans ce problème, on cherche le complément de 57 à 71. Savoir que la réponse peut s’obtenir en calculant 71–57 est difficile parce qu’il semble y avoir une contradiction entre le fait que la quantité de voyageurs augmente et l’usage de la soustraction. Apprendre à calculer une soustraction en avançant sur la suite numérique rend compatible la résolution de ce type de problèmes avec l’usage de la soustraction (7). L’enjeu est donc double : devenir performant en calcul mental et en résolution de problèmes.
Comment le calcul mental d’une soustraction est-il enseigné dans la méthode de Singapour originale ? Bien évidemment, les enfants apprennent que pour calculer 9–2, on enlève les 9ème et 8ème unités et, donc, que 9–2=7 (c’est un calcul en reculant sur la suite numérique). En revanche, dès le début du CP (page36), ils apprennent que pour calculer 9–7, on enlève les 7 premières unités, il reste donc les 8ème et 9ème unités, c’est-à-dire 2 (c’est un calcul en avançant sur la suite numérique). Les pédagogues de Singapour savent que lorsqu’on enseigne sur une longue durée que la soustraction se calcule seulement en reculant sur la suite des nombres, les élèves les plus fragiles s’enferment dans cette stratégie de bas niveau, ils ne deviennent jamais performants en calcul mental d’une soustraction et, partant, en résolution de problèmes de soustraction. La méthode de Singapour originale fait donc le bon choix didactique.
Qu’en est-il de la TFMS ? Avec la file numérique, seul le calcul en reculant est enseigné avec le risque majeur d’enfermer les élèves dans cette stratégie. Comment les élèves apprennent-ils à calculer 9–7 ? Ils se réfèrent à un schéma de type parties-tout : si 7 est considéré comme une partie de 9, quelle est l’autre partie ? Ce type de raisonnement, très intéressant, n’est pas à la portée d’un grand nombre d’élèves en début de CP (voir les travaux de Jean Piaget sur la question) et tout miser sur lui est extrêmement hasardeux.
Conclusion
Pour comparer des méthodes, il faut disposer d’une grille de comparaison. Deux aspects peuvent guider dans cette comparaison : 1°) Que penser de la qualité des séances prises isolément ? 2°) Que penser du guidage conceptuel tel qu’il résulte de la suite des séances ? (Comment les enfants vont-ils s’approprier le concept de nombre ? Et les opérations arithmétiques ? Comment vont-ils progresser en résolution de problèmes arithmétiques ?)
Concernant le premier aspect, la méthode de Singapour originale n’a rien d’extraordinaire. Comme Christine Chambris (8) le remarque, les séquences, tant de manipulation que de raisonnement sur des représentations imagées, conduisent souvent à des séances qui ne stimulent guère l’activité intellectuelle : les enfants sont souvent face à des taches de constat. En fait, la méthode de Singapour fait insuffisamment appel à des taches d’anticipation : anticiper le résultat d’un ajout alors que l’on ne voit pas les collections parce qu’elles sont masquées, par exemple. Le triptyque auquel se réfère cette méthode : manipulation, représentation imagée et abstraction, correspond à un cadre théorique ancien (il date de 1950 environ) et il n’envisage pas une étape essentielle du progrès : le passage du geste effectif (sur du matériel ou sur une image, par un procédé graphique) au geste mental. Le masquage favorise ce passage et il est un outil pédagogique incomparable.
Concernant le deuxième aspect, le guidage conceptuel, il faut le dire : la progression de la méthode de Singapour originale est très solide, supérieure à bien des progressions utilisées en France.
Cependant la TFMS ne met pas à la disposition des élèves les mêmes stratégies que la méthode originale. Les deux méthodes, la TFMS et la méthode originale, diffèrent au niveau de choix didactiques critiques, dont l’enseignement du comptage-numérotage. Affirmer que la TFMS est la méthode utilisée par les élèves les plus performants de la planète relève d’une publicité mensongère. Le pire est que les usagers français ne connaissent pas l’existence de ces différences. Ils sont trompés par l’usage de la même expression, « méthode de Singapour », pour désigner la TFMS et la méthode originale et ils projettent sur la traduction toutes les qualités de la méthode originale. Jusqu’au jour où, comme pour le lévothyrox, on s’apercevra que la méthode altérée n’a pas les effets escomptés, notamment parce qu’elle enseigne le comptage-numérotage. La tromperie atteint des sommets concernant la soi-disant « méthode de Singapour GS ». Remarquons enfin que la TFMS n’est pas conforme aux nouveaux programmes (enseignement du comptage-numérotage) et que d’autres méthodes qui enseignent la propriété du « +1 répété » et le calcul d’une soustraction en avançant sur la suite numérique sont, de ce point de vue, bien plus « singapourienne » que la TFMS.
La promotion ministérielle d’une méthode quelconque est sans précédent dans l’histoire de l’école de la République. Il est regrettable que notre ministre n’ait pas la prudence de Ferdinand Buisson (9) quand il refusait, en 1879, que l’éducation nationale fasse un choix parmi les manuels proposés parce que « celui même qui aurait été sans conteste adopté hier comme le meilleur serait dépassé demain par un plus parfait encore, et le privilège dont il aurait joui un instant à bon droit deviendrait, en se prolongeant, un obstacle au progrès. » Si Ferdinand Buisson avait pu imaginer qu’une méthode est susceptible d’être considérée comme la meilleure sur la base d’un « effet lévothyrox », gageons qu’il se serait senti conforté dans cette prudence.
Il est tout aussi inédit qu’un ministère, deux ans après de nouveaux programmes, promeuve des pratiques pédagogiques contraires à ces programmes. Et cela devient complètement incompréhensible lorsqu’on sait qu’une caractéristique importante des nouveaux programmes est, concernant l’entrée dans le nombre, de renouer pour l’essentiel avec la culture pédagogique qui était celle de l’école française entre 1945 et 1986, une époque où les écoliers français calculaient bien mieux qu’aujourd’hui.
Rémi Brissiaud
M. C. honoraire de psychologie cognitive
Équipe Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances. Laboratoire Paragraphe (Paris 8). Conseil scientifique de l’AGEEM
Notes
3 Primary Mathematics 1A and 1B Textbooks, publié par Marshall Cavendish International (Singapour). L’édition consultée est la 3ème, celle de 2013.
Et, pour la TFMS, on se réfèrera à la nouvelle édition constituée de fichiers pour l’élève et de leurs guides pédagogiques (éditions La librairie des Ecoles).
4 Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz
ou
Brissiaud, R. (2012) Dyscalculiques ou « mal débutés » ? Les réponses de la comparaison 87-99-2007 (DEPP) ANAE. Approche neuropsychologique des apprentissages chez l’enfant, n°120-121, pp. 503-508
5 Sauf une fois et l’activité correspondante est présentée comme facultative.
6 Torbeyns J., De Smedt B., Peters G., Ghesquière P., Verschaffel L. (2011). Use of indirect addition in adults’ mental subtraction in the number domain up to 1,000. British Journal of Psychology, 102(3), 585-597
7 Brissiaud, R. (2016) Situations, interprétation, stratégies et conceptualisation. Le cas des opérations arithmétiques, Bulletin de psychologie, Tome 69 (6), N°546, p. 423-431.
8 http://www.cfem.asso.fr/liaison-cfem/bulletin-de-liaison-ndeg44-novembre-2017
9 Buisson, F. (1879) Sur l’admission des livres classiques dans les écoles primaires publiques. In Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France 18ème – 20ème siècle. F. Jacquet-Francillon, R. d’Enfert & L. Loeffel (Eds). Pages 625-628. Paris : éditions Retz
Voir aussi : La méthode de Singapour décryptée par la CFEM