Mardi 28 novembre 2023, la revue Diversité fêtait à l’IFE-ENS de Lyon ses 50 ans. Mais au-delà du plaisir de souffler les bougies avec ses lecteurs, la journée a été mise à profit pour tracer des pistes pour l’avenir, sans craindre de mettre au travail les participants.
« La Diversité n’est pas un concept mou » amorce Christine Detrez, vice-présidente recherche de l’ENS accueillant les participants. « Diversité des approches, diversité des lieux, l’arrivée de Diversité à l’IFE et à l’ENS de Lyon nous anime, les uns et les autres ». Gabrielle Richard, directrice du portail Persée, insiste sur l’enjeu de la mutation vers le numérique, avec la nécessité d’endosser l’histoire de la revue : « ce numéro illustre bien le pont que nous voulons faire entre le passé des revues et leur avenir, à travers la relecture d’anciens articles par de nouveaux acteurs ». Basile Bayoux a conduit la numérisation des collections à travers Prairial, un dispositif de soutien aux revues Sciences Humaines : « mettre en place un site gratuit, indexer les anciens articles, former l’équipe de Diversité à la mise en ligne en faisant le choix de licences Créative Commons, ce n’était pas un mince défi. Nos statistiques nous montrent que vous avez dépassé les 400 visites par semaines, un dynamisme remarquable pour ce type de revue, avec un nombre important de visites qui viennent des réseaux sociaux ». Luc Ria, directeur de l’IFE, clôt les présentations en soulignant l’intérêt de l’arrivé de Diversité dans l’ADN de l’institut, sous la coordination de Régis Guyon, devenu directeur adjoint, pour faciliter les échanges et les chantiers communs entre acteurs de différents espaces.
La journée a été l’occasion d’évoquer plusieurs défis : comment construire des collaborations entre institutions ? Entre professionnels de différentes statuts ? Et quel type de production de connaissance pour rendre compte des évolutions des différents mondes, face à des lecteurs potentiels saturés d’écrits et d’information ? Comment accompagner, au-delà des « dispositifs » qui irriguent toutes les politiques publiques (éducation, ville, social…), les évolutions professionnelles, les nouveaux défis, malgré l’aggravation des tensions dans la société ? Quels leviers face au poids des fatalités et aux risques de renoncement quand les politiques publiques semblent glisser sur les inégalités ? Les approches de recherches centrées sur les « discriminations » ont-elles vocation à remplacer les approches centrées sur les inégalités et les dominations liées aux catégories sociales ? Les discussions ont été vives entre participants, qu’ils soient chercheurs, formateurs, métiers intermédiaires, venant aussi bien des mondes de l’enseignement, de la politique de la ville ou des associations.
Plusieurs lecteurs ont témoigné de leur rapport à la revue, en commentant un texte important pour eux. « Pour moi, explique Marco Brighenti, enseignant en UPE2A, commentant un texte d’Abdelmalek Sayad, « les Maux-à-mots de l’immigration (1992), l’exercice a surtout permis de revenir sur la nécessité pour les recherches, comme pour l’enseignement, d’être aussi humbles que rigoureuses. Sayad est encore d’actualité parce qu’il pose les termes du débat sur l’immigration : être niés politiquement, c’est exactement ce que vivent mes élèves, sommés de s’invisibiliser. L’administration n’organise pas la scolarisation des Ukrainiens comme celle des Roms ».
Marie Gybely et Aurélia Truong-Quang, chargées d’études à l’IFE, racontent comment le texte de Benard Charlot (« Penser l’échec scolaire comme histoire » (1990) résonne avec leur parcours professionnels : débutantes dans une école « égalitaire », mais finalement indifférente aux différences, leur expérience en ZEP/REP les amènent à chercher comment l’école peut faire place aux « besoins particuliers », à travers des dispositifs, avant qu’elles parviennent, dans leurs formations et leurs rencontres, à mieux comprendre comment passer d’une lecture « en creux » des difficultés des élèves, à une analyse outillée de la nature des difficultés des élèves et des professionnels, en mobilisant les savoirs venus aussi bien de la psychologie, des didactiques, de l’analyse du travail ou de la sociologie.
A travers de sa lecture de Bernard Lahire (« La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse » (1998), Frédérique Mauguen, responsable du Centre Alain-Savary, revient également sur son histoire professionnelle, confrontée aux silences des enfants et à le discrétion des familles lors des rencontres parents-enseignants, cherchant elle-aussi ses mots pour parler du travail scolaire avec eux, pour expliciter ce qu’on fait à l’école. « Ce n’est que lors de reprise d’étude que la fréquentation de la sociologie m’a permis de mettre des mots sur les difficultés, sans que pour autant je sache tout de suite quoi en faire dans ma classe, mais en me donnant de nouvelles clés de lecture du monde ».
« En tant que proviseur, ce texte m’a bousculé, témoigne Éric Gougeaud. « Fils de petits agriculteurs, je sais que tous les élèves ne viennent pas à l’école avec le même bagage. Mais l’idée de « schizophrénie » entre l’école et le milieu d’origine ne me semble pas réservée aux enfants de classes populaires. Je me souviens de la détresse de ma mère cherchant à décoder les implicites de l’institution alors qu’elle voulait s’investir dans la réussite de ses enfants, refusant de se plier à ce qu’elle trouvait injuste. »
L’après-midi fut consacré à réfléchir avec les participants à l’avenir de la revue : comment continuer à nourrir ses axes structurants sans qu’elle devienne trop scolaro-centrée ? Comment dépasser la juxtaposition des points de vues, mieux comprendre les articulations du travail en réseau ou en intermétier, enchâsser le décryptage des politiques publiques avec la réalité du travail des acteurs ? Salutaire conclusion, le mot de la fin fut laissé à deux comédiens improvisateurs qui n’eurent aucun mal à caricaturer les débats et à faire rire les participants de leurs propres travers. Salutaire précaution. Pendant ce temps, dans l’ombre, les équipes de Kadekol et de la Veille de l’IFE collaboraient pour monter les podcasts qui allaient, en fin de journée, être diffusés pour donner une autre forme de médiation à la journée. A suivre…
50 ans d’histoire
En 1973, la revue « Migrants-Formation » voyait le jour, destinée à outiller les professionnels du travail avec les migrants et à la scolarisation de leurs enfants, puis se recentrant sur les questions d’éducation prioritaire, la politique de la ville, en suivant l’évolution des politiques publiques. Renommée Ville École Intégration, manière de signifier qu’elle traitait de trois problématiques, elle chemine avec l’idée que les difficultés ne sont pas liées à la situation des seuls immigrés (exclusion, absence de qualification, échec scolaire), mais communes à tous les publics pauvres ou en difficulté, quelle que soit leur origine. Il y a vingt ans, son nouveau titre « Diversité » cherche à éviter une forme de stigmatisation d’une catégorie pour élargir le propos, mais toujours en ayant une attention toute particulière aux publics et aux territoires les plus vulnérables : chacun peut y mettre ce qu’il y souhaite ! Le dernier cap date de 2022 : la revue rejoint l’IFE avec son rédacteur en chef, Régis Guyon, et tente de mettre son expérience à l’idée d’interface chère à cet institut : interface entre différents milieux de travail, entre différentes approches de recherche, entre différents professionnels appelés à collaborer dans l’ordinaire de leur travail, entre différents types de lecteurs.
Au-delà de ces évolutions et changements, la ligne éditoriale de la revue construite au fil des années reste la même : croiser les regards et les expertises des chercheurs et professionnels de l’action éducative ; porter une attention toute particulière aux publics et territoires les plus fragiles ; envisager l’éducation comme un ensemble qui dépasse largement le seul territoire de l’école. Avant l’ambition, toujours renouvelée, de mieux faire pour être utile aux lecteurs et aux auteurs, dans un univers informationnel et institutionnel bouleversé…
Patrick Picard