Aujourd’hui débute la semaine de la laïcité à l’école, l’occasion pour Mélanie Fabre, chercheuse spécialiste des questions de laïcité, de revenir sur la loi encadrant ce principe au sein des écoles, collèges et lycées publics.
Alors que la loi de 2004 encadrant le port des signes religieux à l’école publique est cette année encore l’objet de controverses, il s’agit ici de revenir sur ses origines et sur les raisons qui ont poussé les législateurs à l’adopter, faisant de la France un cas particulier au milieu de ses voisins européens. Cette mise au point a pour objectif d’aider à mieux comprendre les objectifs de cette loi en rappelant les arguments qui peuvent être mobilisés, notamment auprès des élèves, pour en expliciter le sens.
Il y a presque dix ans, lors de la rentrée scolaire 2004, s’appliquait pour la première fois la loi encadrant le port de tenues ou signes religieux dans les établissements publics du 1er et du 2nd degré. Cette loi fait suite au travail de deux commissions transpartisanes mises sur pied en 2003, respectivement dirigées par Jean-Louis Debré et Bernard Stasi, qui concluent toutes deux à la nécessité de mieux encadrer le port de tenues et de signes religieux dans le cadre scolaire.
Il faut dire que l’avis rendu par le Conseil d’État en 1989, à la suite de « l’affaire des foulards de Creil », ne tranchait pas la question, considérant que le port de signes religieux par les élèves « n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses » mais laissant au chef d’établissement le soin de prendre les mesures adéquates si ces signes constituaient « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ».
Sans doute faut-il rappeler à ce sujet que les lois votées dans les années 1880 pour mettre en place la laïcité de l’école publique ne prévoyaient aucune mesure concernant les élèves. Elles organisaient une laïcisation des programmes (l’enseignement religieux est remplacé par l’enseignement moral et civique), une laïcisation des locaux (les crucifix sont retirés au compte-goutte, pour ne pas heurter les familles) et une laïcisation du personnel enseignant (les instituteurs et institutrices des écoles publiques ne peuvent plus appartenir à une congrégation religieuse, quoique cette mesure soit très lentement appliquée dans les écoles de filles, où le vivier d’enseignantes laïques est pauvre). Les élèves, de leur côté, sont libres de manifester leurs croyances.
Deux circulaires de Jean Zay de 1936 et 1937 complètent ce cadre réglementaire, en interdisant aux élèves d’introduire à l’école emblèmes et tracts politiques pour y mener une quelconque propagande, idéologique ou confessionnelle. Mais ces mesures visent moins à lutter contre des velléités religieuses qu’à s’en prendre aux ligues d’extrême droite, très actives dans les années 1930, qui recrutent des lycéens et en font les porte-paroles d’une idéologie antirépublicaine. Or, selon Jean Zay, « les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ».
La loi de 2004 s’ajoute à ce corpus réglementaire en stipulant, dans son premier article, que « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Sans doute faut-il bien insister sur la formulation retenue. La loi n’interdit pas, pour les élèves, le port de signes religieux en tant quels (les signes discrets sont autorisés) ; elle s’intéresse à l’intentionnalité de l’élève, ce dernier n’enfreignant la loi que s’il porte une tenue ou un signe par lesquels il cherche à manifester son appartenance religieuse de manière ostensible. La question n’est donc pas de savoir si tel signe est authentiquement prescrit par tel texte sacré, mais si l’élève en fait usage dans le but de démontrer son appartenance à une communauté religieuse.
En cas de résistance à l’application de cette mesure de la part des élèves, la circulaire d’application, datée du 15 mai 2004, insiste sur l’importance du dialogue à entretenir avec l’enfant ou l’adolescent·e et ses parents, en rappelant que la loi n’implique aucun renoncement de l’élève à ses convictions personnelles et qu’elle reconnaît et assure la liberté de conscience.
Parfois interprétée comme liberticide, cette loi se présente pourtant comme une garantie de liberté individuelle pour les élèves. En 2012, Abdennour Bidar a rédigé à ce sujet une claire mise au point, intitulée Pour une pédagogie de la laïcité à l’école, librement accessible en ligne, dont on résume ici les arguments principaux, qui peuvent aider les enseignants à mieux comprendre et faire comprendre la loi de 2004. Ces arguments, que l’on peut retrouver dans la circulaire d’application de la loi, peuvent être regroupés en trois thématiques.
Tout d’abord, la loi de 2004 vise à affirmer la liberté de jugement et l’autonomie individuelle des élèves. En s’appliquant aux écoles, aux collèges et aux lycée publics, sans concerner les universités, elle se préoccupe des individus dans la phase de leur vie où leur jugement est en cours de formation. Elle considère les écoliers, collégiens et lycéens comme plus facilement influençables que des adultes, donc plus perméables à toute tentative de prosélytisme religieux, dont il faut préserver les établissements scolaires à tout prix. La loi ambitionne de faire de l’école un espace où l’élève est préservé·e de toute pression, qu’elle vienne de l’extérieur – famille, communauté – ou de l’intérieur du cadre scolaire – de la part d’un groupe de pairs, par exemple. L’audition de jeunes filles par la Commission Stasi (2003) révélait ainsi les pressions que plusieurs d’entre elles avaient subies dans le milieu familial pour porter le voile. Le rapport Obin, un an plus tard, faisait quant à lui état de cas de stigmatisation de jeunes croyants par leurs pairs dans le cadre scolaire lorsqu’ils paraissaient ne pas respecter les prescriptions religieuses auxquels ils étaient censés être soumis. En neutralisant religieusement les élèves, la loi s’applique donc à entraver toute assignation d’un·e élève à sa communauté religieuse et cherche à lui offrir l’espace d’une alternative non régie par les obligations religieuses.
Ensuite, la loi de 2004 s’inscrit dans une logique visant à faire de l’école publique (elle ne s’applique pas aux établissements privés, y compris sous contrat) un lieu où l’on apprend à vivre ensemble, à se mélanger, souvent davantage que ne le permettent d’autres espaces sociaux, plus ségrégués socialement ou religieusement. Afin de permettre ce « mélange », l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires repose sur le pari du « bénéfice de l’invisibilité ». En n’apparaissant plus, dès le premier regard, comme un membre ou un représentant d’une communauté religieuse particulière, l’élève n’incarnerait plus une altérité aussi radicale aux yeux de ceux qui n’appartiennent pas à sa confession. Il serait plus facilement considéré comme un semblable, plus aisément accessible. Ce « bénéfice de l’invisibilité » faciliterait le rapprochement entre élèves et la rencontre de tous. Découle logiquement de cet argument celui qui vise à protéger l’école des tensions communautaires existant en dehors d’elle. En neutralisant religieusement les élèves, la loi de 2004 vise à éviter que, par tel ou tel signe, un·e élève soit spontanément associé·e à une communauté spécifique, nourrissant ainsi des tensions avec les membres d’autres communautés. Il s’agit de limiter, au sein des établissements, les tensions intercommunautaires pouvant exister en dehors et de poursuivre ainsi un objectif de pacification propice aux apprentissages.
Enfin, la loi de 2004 s’inscrit dans une logique de promotion de l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. Les obligations vestimentaires religieuses pèsent en effet généralement plus lourdement sur les filles que sur les garçons – à l’exception du turban sikh, porté plutôt par les hommes. De plus, le corps féminin faisant historiquement l’objet d’un contrôle plus fort que celui des garçons, au moins au sein des trois monothéismes, il s’agit d’empêcher qu’à l’école puissent s’exercer les normes de l’orthodoxie traditionaliste. Aux yeux du législateur, il convient de refuser, dans le cadre scolaire, l’application de coutumes religieuses qui pourraient porter atteinte à la liberté de mouvement ou à la dignité individuelle des filles.
En somme, comme le résume Abdennour Bidar, le principe de la laïcité scolaire constitue une « garantie institutionnelle que pour l’enfant [un] choix de vie [respectueux de l’orthodoxie religieuse] n’est qu’un possible parmi d’autres. [Il s’agit, dans l’enceinte scolaire, de rappeler] à l’enfant que rien ne l’oblige vis-à- vis de ce que d’autres ont défini comme sacré. […] La société considère comme sa responsabilité d’offrir à chacun, de façon garantie et égale, l’espace de cette alternative, c’est-à-dire l’espace dans lequel ce choix de vie en faveur du sacré aura perdu la valeur prescriptive et coercitive qui est la sienne ailleurs ».
Mélanie Fabre