Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le recours au terme « d’évaluation » dans les textes et les pratiques de l’Éducation Nationale, comme dans nombre d’institutions des professions de l’humain, est une falsification car il s’agit fréquemment d’un « contrôle » déguisé dans les habits nobles de l’évaluation.
Le contrôle
À l’origine le « contre rôle » était une double comptabilité parallèle et en aveugle, dont la justesse était validée par la comparaison des deux résultats.
Le contrôle nécessite la référence à une norme et l’emploi d’un outil de mesure précis et permanent. Il s’effectue à partir de critères objectifs, quantifiables. En tant que « contre rôle », il permet une comparaison entre le prescrit et l’effectué.
Le contrôle, tel le contrôle des connaissances, ne peut s’appliquer qu’aux dimensions matérielles, mécaniques, techniques de la sphère du compliqué. Tout en étant nécessaire à une saine appréhension du quantifiable, la prise en compte des seuls aspects « contrôlables » opère une réification de la complexité des processus humains en les réduisant aux seules dimensions objectivables et mesurables. Or, les réalités humaines nécessitent la prise en compte de la subjectivité et des effets de sens, tant en termes de mobiles que d’orientation et d’engagement.
L’évaluation
L’évaluation est une estimation qui s’effectue à partir de repères subjectifs, parce que construits dans l’expérience d’un sujet. Ces repères ont trait à des valeurs et à des orientations de sens. Ils sont inscrits dans la durée d’une dynamique de changements, dans une histoire tant personnelle que professionnelle et relationnelle.
L’évaluation a trait à des processus qui ne se maîtrisent pas. Évaluer c’est identifier les valeurs en jeu dans une situation. Ainsi, pour tel élève et selon ses dires, tel « travail » dans sa relation avec tel enseignant lui aura permis de sortir d’un sentiment de fatalité d’échec, en se découvrant porteur de nouvelles ressources.
L’évaluation permet d’estimer, d’apprécier et de témoigner de ce qui est précieux aux yeux des acteurs d’une situation, d’une action, d’une intervention ou d’une démarche. Il est donc nécessaire d’interroger le sens particulier qu’a pris l’action ou la situation pour chacune des personnes concernées et de percevoir les inter-influences amenant à des élaborations nouvelles chez ces différents partenaires. Cela nécessite que chacun désigne, de sa place, « ce qui vaut à ses yeux », retient son attention et ouvre, pour lui, comme perspectives nouvelles.
Une telle approche demande du temps et fait partie intégrante du processus de transformation de l’apprenant. Elle requiert l’acceptation lucide des implications et des interférences, des attaches affectives, morales, culturelles. Une démarche d’évaluation implique les partenaires dans l’énoncé et la confrontation de leurs valeurs, mais aussi dans l’énoncé du sens qu’ils confèrent, de leurs places, à telle transformation ou à telle évolution. C’est pourquoi une démarche d’évaluation ne peut s’inscrire ni dans des grilles pré-établies, ni partir de critères prédéfinis.
Si un dispositif peut « contrôler » la mémorisation de connaissances ponctuelles, les enseignants ne peuvent qu’évaluer la capacité d’élaboration personnelle d’un élève, à partir des connaissances acquises, et donc leur intégration. Or, c’est à partir de l’observation de la façon dont chaque élève se sert de ses connaissances, au quotidien et dans la durée, qu’une réelle « évaluation » est possible. En référence à la mission de « l’Éducation Nationale », et bien au-delà de l’acquisition des savoirs formels, les enseignants sont en devoir d’évaluer si les conditions d’acquisitions permettent à l’enfant de « s’élever », et de grandir personnellement et collectivement. Ils se doivent d’être des « lanceurs d’alerte » si, au lieu de d’initialiser un processus d’émancipation, ces conditions participent d’un processus d’anéantissement et de déshumanisation. Ce n’est hélas que trop rarement ce qui leur est demandé dans ce qui est appelé « l’évaluation ».
Les enjeux de l’accès à la capacité d’évaluer
Selon les méthodes employées et les matières enseignées, au-delà du travail de mémorisation, celui de la pensée est plus ou moins sollicité chez les élèves. La capacité de jugement qui conditionne la fonction critique est de ce fait plus ou moins mise en travail. Or, la capacité d’évaluer c’est-à-dire de juger du sens et de la valeur des choses, des êtres et des situations de la vie, afin d’éclairer et d’orienter sa conduite en situation, est l’une des capacités constitutives du jugement et de l’accès à la fonction critique. Vivre nécessite constamment, de juger et donc d’évaluer.
C’est ce travail d’appréciation qui permet à l’élève de fonder son mode de compréhension, de se faire une opinion, de se situer et de donner un avis réfléchi.
De la capacité d’évaluation dépend l’aptitude au jugement d’un élève.
Or si, tout en se livrant à des contrôles de connaissances les milieux de l’enseignement parlent abusivement d’évaluer les élèves, comment ces mêmes élèves peuvent-ils intégrer ce qu’est une évaluation et à quels moments est mise au travail, leur capacité à évaluer et à juger, afin qu’ils puissent accéder à la capacité critique ?
Pourrais-tu nous parler de l’évaluation des parents et des familles ?
Tu ne peux pas évaluer des familles ou des parents. Ce serait un scandale et une monstruosité. En revanche, tu peux les inciter à parler et à témoigner de la valeur qu’ils apportent à ce qu’ils sont et à ce qu’ils font en matière d’éducation pour leurs enfants.
Le propre de l’évaluation, c’est de donner la parole à celui qui témoigne de ce qui a du sens et de la valeur pour lui. Je ne peux pas évaluer de l’extérieur.
Je peux demander à un enseignant ce qui a de la valeur à ses yeux dans la progression d’un élève. Mais ça ne peut pas être mis en grille. L’évaluation, c’est une estimation et un témoignage.
Je peux demander à des élèves, mais je ne peux leur demander qu’individuellement, sinon ça va être un jeu de massacre. Je peux leur demander ce qui a de la valeur : non pas ce qu’ils pensent d’un enseignant, mais ce qui a de la valeur dans ce qu’ils ont vécu avec l’enseignant.
Donc poser la question comme celle-ci, c’est un peu induire non pas une démarche d’évaluation, mais une démarche de contrôle. Par exemple, si je dois évaluer des parents, je vais évaluer s’ils sont corrects dans leur rapport avec l’école en tant qu’institution, avec les enseignants ou avec un type d’enseignement. Mais ça, c’est du contrôle, ce n’est pas de l’évaluation.
Il est évidemment nécessaire d’évaluer si un enfant est en difficulté. Mais si c’est au regard d’une grille de difficultés, la catégorisation détruit la particularité de sa difficulté et on bascule dans le contrôle social. L’évaluation se situe plutôt dans l’observation de quelque chose qui fait signe (un enfant qui ne suit pas, qui se disperse), tout en sachant qu’on ne peut pas savoir comme ça, pourquoi il y a ce signe. L’évaluation va résider dans l’interprétation de ce qui fait signe, dans une hiérarchie de valeurs, qui, dans un contexte particulier, va révéler un enjeu, dont il faut se saisir, faute de quoi, on passe à côté de sa responsabilité.
Comment savoir si un élève grandit et s’élève personnellement et collectivement ?
Ce n’est pas une question de savoir, c’est une question d’être en alerte et de repérer ce qui fait signe, par exemple, si un enfant qui était dispersé réussit à se concentrer, que quelque chose est en train de changer et lui ouvre des possibles.
La question de grandir pose la question du dépassement de la frustration : on ne s’élève que si on est capable de dépasser l’altération et la frustration pour comprendre que quelque chose d’autre est plus intéressant, a plus de valeur, et que cela vaut de s’investir, plutôt que d’être dans le confort et la paresse, ou plutôt que d’être dans la violence ou le refus. C’est ce qu’on appelle la sublimation. La sublimation, c’est au fond ce qui permet de dépasser la limite sur laquelle on buttait, parce qu’on a compris autrement, on a compris que ça valait le coup. On a compris que « ça y est, on va y aller ». C’est ce que les éducateurs, avec qui j’ai travaillé, appellent « les petits miracles ».
La question, c’est : « Est-ce que les enseignants sont en alerte sur ce qui fait grandir ? »
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain