Roland Goigoux, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, a été auditionné le 8 novembre par les rapporteurs de la mission parlementaire sur l’apprentissage de la lecture. Un riche moment d’échange qui a donné lieu à un riche compte-rendu rédigé par le chercheur. Fluence, méthodes de lecture, guide orange, labélisation des manuels, effets des dédoublements et des plus de maitres que de classes… étaient au cœur de cet entretien. Et si Roland Goigoux est connu pour son engagement citoyen, c’est en tant que scientifique qu’il a répondu aux questions, précise-t-il. « Que la politique fasse de la politique et assume ses choix, mais qu’elle n’utilise pas la science pour cautionner des directives qui sont idéologiques », lâche-t-il. Une mise au point salutaire en ces temps de récupération politique de l’apprentissage de la lecture.
On entend beaucoup parler d’une crise de la lecture. Vous avez d’ailleurs été interrogé sur cette question. Qu’en est-il réellement ?
Cette crise n’est absolument pas perceptible d’un point de vue scientifique, au regard des données officielles nationales et internationales – je vous invite à lire ma réponse à la première question des députés. L’affirmation d’une crise de la lecture est plutôt de l’ordre d’un discours médiatique et politique.
Au CP, l’absence d’évaluations internationales comparatives s’explique par la diversité orthographique des langues. Malgré des différences initiales, le niveau des élèves français à la fin du CP est satisfaisant pour les ¾ d’entre eux selon le ministère de l’Éducation nationale lui-même. Au CM1, les résultats internationaux de la France en matière de compréhension de textes, stables depuis 2011, ne présentent pas de problèmes spécifiques. Pour autant, ils attestent la reproduction des inégalités sociales qui influent sur la compréhension des élèves. Au CM2, l’outil d’évaluation CEDRE montre une stabilité des résultats en lecture de 2003 à 2015, suivie d’une amélioration jusqu’en 2021. Les performances des élèves à l’entrée en 6e en 2022 étaient supérieures à celles de 2017, toujours selon les évaluations nationales. Pour autant, des inégalités persistent, notamment entre les élèves de l’Éducation prioritaire et les autres, corrélées à l’indice de position sociale (IPS).
Pour résumer, il n’y a pas de crise de la lecture ni de baisse de niveau en France, mais les inégalités sociales d’apprentissage se creusent malgré les efforts déployés.
Vous évoquez aussi la question de l’évaluation de la fluence…
On peut distinguer trois questions. La première, c’est reconnaitre que la fluence est un outil de mesure très partiel de ce qu’est la lecture. Elle ne dit rien de la compréhension des textes. On peut lire vite des choses que l’on ne comprend pas. On survalorise un test qui n’évalue qu’une partie des compétences de lecture, celle de la maîtrise du décodage et de son automatisation. Et qui n’incite les professeurs qu’à entrainer cette seule habileté.
Deuxième problématique, les résultats de cette mesure peuvent être utilisés de différentes manières. L’une d’entre elles est politique et vise à construire une image de l’école, de ses forces et de ses faiblesses. Pour cela, il suffit de jouer avec les seuils de réussite. Pour donner un simple exemple, si la Depp avait appliqué les critères établis par la DGESCO – 50 mots par minute à la fin du CP – 36% des élèves seulement seraient jugés au niveau. Ce seuil est si déraisonnable que le service statistique du ministère l’a abaissé à 30 mots. On s’étonne donc du choix de maintenir le seuil préconisé par le ministère pour les évaluations de l’entrée en 6e (120 mots). Un choix qui permet aux ministres d’affirmer que la moitié des élèves ne savent pas lire à l’entrée en sixième, ce qui est faux
Troisième problématique, plus technique. En France, on évalue un nombre de mots correctement lus par minute et on oublie l’indicateur majeur d’expressivité de la lecture – intonation et phrasé – contrairement à ce qui est fait au niveau international. L’expressivité permet de donner des indications sur la compréhension du texte, c’est une erreur didactique qui a de lourdes conséquences pratiques. Si les enseignants et enseignantes comprennent que c’est le nombre de mots lus qui importe, ils surentrainent mécaniquement cette vitesse. Il devrait au contraire travailler sur l’expressivité de la lecture et, à travers cela, la compréhension des textes.
Vous avez été aussi interrogé sur la pertinence du guide orange ?
Ce guide est un exemple des outrances du ministère qui, pour faire passer l’idée consensuelle qu’il faut enseigner les correspondances graphèmes-phonèmes, promeut une exigence absurde : ne travailler que sur des textes 100% déchiffrables. Ce slogan est infondé sur le plan scientifique, voire dangereux. La note d’alerte du CSEN à ce sujet est caricaturale : elle est fondée sur le fait que les préconisations du guide orange ne sont pas suivies à la lettre, ce qui est en réalité une bonne nouvelle.
Un manuel unique, la labélisation, quelle est votre position ?
Pourquoi vouloir labéliser les manuels de lecture au CP ? Quel message le ministère de l’Éducation nationale souhaite-t-il adresser publiquement aux enseignants : celui d’une défiance envers eux, incapables de choisir leurs propres outils de travail ? Quel métier supporterait cela !
Il ne me semble pas pertinent de risquer la disqualification et la fragilisation de toute une profession pour contraindre quelques enseignants ignorants ou égarés. Il serait plus simple et plus constructif que les équipes de circonscription aident les professeurs en détresse qui n’ont pas bénéficié de formation continue depuis longtemps. Plutôt que d’imposer une méthode unique, il serait utile de définir ce qu’ils ne doivent pas ignorer touchant les caractéristiques des pratiques qui pénalisent les apprentissages des élèves.
Pourquoi se limiter à labelliser les manuels de lecture et pas ceux de mathématiques au CP ? Ou ceux de grammaire au cours élémentaire, de sciences au cours moyen, d’histoire en quatrième ? Est-ce uniquement parce que le CSEN est piloté par un groupe de chercheurs spécialisés dans ce domaine ?
La labellisation accréditerait la thèse d’une crise de la lecture et d’un problème majeur dans son enseignement initial, ce qui est faux. Elle perpétuerait l’idée erronée – mais oh combien populaire – selon laquelle les difficultés de compréhension des collégiens trouvent leur origine – et leur solution – au cours préparatoire et qu’il s’agit tout simplement d’un problème de « méthode ».
La labellisation serait inutile aussi, car tous les manuels publiés aujourd’hui respectent déjà les critères publiés par le MEN. Elle serait même dangereuse si le comité de certification était sous l’emprise des chercheurs qui prônent une syllabique radicale. Cela reviendrait quasiment à imposer un manuel unique, comme le manuel Néo de chez Nathan, soutenu par la DGESCO et déjà imposé à Mayotte.
Elle soulèverait aussi des questions sans fin sur le plan budgétaire – l’État peut-il obliger les communes à acheter de nouveaux manuels de lecture au détriment d’autres outils pédagogiques ? – et règlementaire : tous les enseignants seraient-ils tenus à se servir d’un manuel ?
Frein à toute innovation, la certification obligerait-elle l’Éducation nationale à licencier les pédagogues pionniers comme elle le fit avec Célestin Freinet en 1935 ? Sa méthode « naturelle » était pourtant fondée, avec beaucoup de pertinence, sur l’apprentissage intensif de l’écriture !
Vous avez aussi été interrogés sur la pertinence des dispositifs de dédoublement et de Plus de maîtres que de classes.
Comme je l’ai dit lors de mon audition, je regrette que l’évaluation du Plus de maîtres que de classes, qui a été réalisée par la DEPP, n’ait jamais été publiée, censurée par JM Blanquer. On n’a jamais pu savoir ce que cette innovation a apporté aux élèves. Nous aurions pu la comparer aux dédoublements : quel coût pour quels effets ? Si les effets étaient avérés, même modérés comme pour le dédoublement, et c’est mon hypothèse, il aurait été intéressant de signaler qu’elle bénéficiait à 6 ou 7 fois plus d’élèves pour le même coût.
On devrait laisser aux collègues, sur le terrain, le choix entre différentes modalités de traitement de la difficulté : dédoublement, Plus de maitres que de classes ou Réponse à l’intervention, dispositif qui repose sur l’augmentation du temps d’enseignement des élèves fragiles – en gros, une amplification de l’aide personnalisée de l’époque Sarkozy. Ces trois dispositifs sont les plus sérieux lorsque l’on cherche à lutter contre la reproduction des inégalités sociales. On pourrait laisser aux enseignants le choix de les expérimenter et de comparer leurs effets.
Qu’attendez-vous de cette audition ?
Que la commission soit éclairée. J’ai accepté de répondre aux questions des rapporteurs parce que c’est mon devoir de chercheur d’informer les élus. Ils doivent pouvoir agir sans ignorer les faits les plus consensuels et les plus solidement établis. Depuis 5 ans, on utilise le CSEN pour cautionner des orientations politiques et on passe sous silence toutes les données scientifiques divergentes. Imaginez le scandale si on agissait de même dans le monde de la santé ou de l’économie !
J’ai répondu aux questions qui m’étaient posées en me basant exclusivement sur des résultats de recherche. Je ne m’indigne pas des choix politiques, légitimes en démocratie, mais de l’instrumentalisation de la science.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda