Depuis 1997, Marie-Laure Viaud observe et étudie les pédagogies différentes. Elle nous propose ici une synthèse de ces pratiques marginales, à partir de ses recherches et de travaux de sciences de l’éducation, en les resituant – et c’est tout l’intérêt de ce livre – dans le contexte du système scolaire français actuel. Mais Marie-Laure Viaud n’est pas une chercheuse ordinaire : à l’origine du réseau de recherches sur les pédagogies différentes, elle a créé L’Autre Collège en 2019.
« Il est urgent de repenser le collège »
Face à la crise environnementale, aux injustices sociales ou aux menaces sur la démocratie, repenser l’éducation est une urgence absolue pour Marie-Laure Viaud. Nous avons plus que jamais besoin de citoyens formés à un solide esprit critique, capables de penser par eux-mêmes et de mettre en œuvre des projets collectifs. Or, le système scolaire fonctionne à l’inverse. Le mode de transmission du savoir conduit à la docilité plutôt qu’à la curiosité ou à l’originalité. L’individualisme prime sur le développement de la confiance en soi et en l’autre, sur les aptitudes à s’organiser, à coopérer, à confronter des opinions divergentes, à décider et à agir. En outre, les technologies numériques ont révolutionné notre accès à la connaissance.
Ainsi, le décalage grandit entre les exigences de l’apprentissage au XXIe siècle et les pratiques d’enseignement de l’école française. Les conséquences sont connues : perte du sens de l’école ; « incidents ». De même, le peu d’activités non encadrées, non structurées et en extérieur accroît stress, troubles du comportement et obésité. On peut alors s’interroger sur les capacités de jeunes « éloignés du monde réel, coupés de la vie, des adultes, sans ancrage » (p. 20) à comprendre les enjeux du monde contemporain. Les difficultés se concentrent au collège, où des élèves s’ennuient (même les meilleurs !). L’augmentation des souffrances psychologiques, du harcèlement ou les sentiments d’exclusion inquiètent.
Des pédagogies différentes et efficaces
Ces pédagogies suscitent le plaisir d’apprendre, font baisser la violence et permettent aux élèves d’acquérir un niveau scolaire équivalent voire meilleur que dans les écoles ordinaires d’après les recherches que cite Marie-Laure Viaud, qui expose aussi les raisons pour lesquelles ces pédagogies connaissent un développement international.
Dans l’enseignement public français, le nombre d’établissements inspirés par ces pédagogies est stable. Seules les structures alternatives pour décrocheurs ont crû depuis les années 2000. « On dénombre une soixantaine d’écoles, collèges et lycées dits « expérimentaux » dans l’enseignement public […] [auxquels] il faut ajouter les enseignants isolés […] dans les écoles « ordinaires » » (p. 38). Cependant, il reste difficile de savoir ce qu’il en est des mises en œuvre effectives de ces pédagogies et l’on peut regretter que la chercheuse n’ouvre pas certaines controverses : grands entrepreneurs américains anciens élèves d’écoles Montessori dont les entreprises ne sont pas des modèles d’humanisme, pratiques controversés (expérience conduite par Céline Alvarez, écoles démocratiques ou se réclamant de Steiner).
Autre phénomène, le doublement des écoles privées en France entre 2016 et 2021. Si dans l’école publique, les enseignants se disent plus nombreux à s’inspirer de l’éducation nouvelle, notamment dans les quartiers défavorisés, ils le font sans projet de société émancipateur. À l’inverse, des écoles privées le revendiquent et diversifient leurs stratégies d’accueil des familles aux ressources limitées. Mais ce constat ne s’applique pas dans l’éducation prioritaire.
Au total, en France, entre 300 000 et 700 000 enfants sont scolarisés dans des classes et écoles « différentes ».
Un système bloqué, qui décourage les promoteurs des pratiques nouvelles
Si en France les pédagogies alternatives restent minoritaires, c’est à cause d’un système politique unitaire et centralisé, mais aussi d’habitudes culturelles. L’école ne pourrait rendre les enfants heureux et leur permettre d’apprendre. Dans l’institution, de courtes périodes de soutien aux pédagogies différentes sont systématiquement suivies de périodes de retour aux pratiques traditionnelles. Des écoles différentes sont ouvertes, puis ferment sans explication, évaluation ni transfert de pratiques. Pour que des écoles alternatives publiques s’ouvrent, il a toujours fallu un « moment favorable » et « un soutien au niveau institutionnel local » (p. 62).
L’institution tient pourtant un discours qui valorise l’innovation… mais seulement en apparence. Les dispositifs soutenus sont « peu diversifiés, souvent imprécis et rarement véritablement novateurs. [Ils] ne doivent être ni trop audacieux, ni porteurs d’une remise en cause du fonctionnement du système établi » (p. 67). En conséquence, les enseignants les plus investis sont profondément découragés, ce qui bloque l’évolution du système. Pour Marie-Laure Viaud, les critiques et attaques contre les pédagogies alternatives dans l’école publique alimentent les alternatives privées.
Vers L’Autre Collège : « Ne rien dire que nous n’ayons fait. »
Cette partie de l’ouvrage est rare pour une chercheuse. Marie-Laure Viaud y expose son engagement dans une recherche-action-expérimentation qui vise à créer un collège alternatif. L’Autre Collège a ouvert à la rentrée 2019 dans un quartier socialement mixte à la vie associative riche, avec des parents investis. L’établissement est privé (associatif, citoyen, socialement mixte). Il fonctionne dans « des tiers lieux », « en utilisant les nombreux locaux associatifs et équipements culturels parisiens qui sont vides ou peu fréquentés dans la journée » (p. 80-81). Chaque famille assure quatre heures d’ateliers par semaine. Si les frais scolaires mensuels sont minimes et la mixité sociale réelle, la mixité culturelle l’est moins. Des effets favorables sont observés sur l’engagement des jeunes dans les activités, les liens avec des adultes, les apprentissages informels, l’entraide et la coopération.
Une démarche de co-construction donne aux adolescents « les moyens de construire eux-mêmes leur collège » (p. 96), dans un cadre régi par des lois (p. 97). Marie-Laure Viaud relève l’importance de l’ambiance, ce qu’elle appelle « le domaine du style et du temps » (p. 99). Chaque journée commence par une heure de travail académique suivie du conseil, l’après-midi étant occupé par des projets. La chercheuse affirme que les acquis académiques sont équivalents à ceux du système classique. Le travail des élèves dans chaque matière est très individualisé. Ces modalités sont rendues possibles grâce à un livret listant l’ensemble des points à maîtriser du CM2 à la 3ème et des outils d’apprentissage en autonomie, tous deux élaborés par les enseignants. La chercheuse relève la satisfaction des élèves sur plusieurs points : besoin de normalité, choix du travail, sentiment de réussite, projets pluridisciplinaires. Elle observe des stratégies d’apprentissage « spiralaires ».
Comment faire évoluer le système scolaire ?
Marie-Laure Viaud défend deux idées : « une diversité éducative est indispensable » et « les changements en éducation ne peuvent venir que de la base » (p. 128). Il faudrait stabiliser les établissements expérimentaux existants, les développer dans toutes les académies en accompagnant des projets d’équipes, soutenir ces pratiques dans les établissements ordinaires voire développer les écoles expérimentales hors contrat. Marie-Laure Viaud émet l’idée d’« écoles « laboratoires » de l’innovation et de la recherche » associant étroitement chercheurs en éducation et praticiens de terrain, contribuant à former les enseignants et les cadres.
Pour conclure, les constats et propositions de ce livre pleinement d’actualité doivent être pris très au sérieux. Ils donnent à celles et à ceux qui restent profondément attachés à l’école publique des raisons d’espérer et des moyens de résister. Des positions prises auraient pu être développées ; d’autres étonneront voire dérangeront… Elles ouvrent des débats dont enseignants, parents, chercheurs mais aussi syndicats et partis politiques progressistes devraient s’emparer. Pour beaucoup d’observateurs impliqués dans l’école publique française, il y a urgence et ce ne sont pas les lecteurs du Café pédagogique qui nous démentiront !
Bruno Robbes
Professeur des universités en Sciences de l’éducation et de la formation
Laboratoire EMA (École, Mutations, Apprentissages)
CY Cergy Paris Université / INSPÉ de l’académie de Versailles
Marie-Laure Viaud, Changer l’école. Une nouvelle école est possible, reconnectée à l’enfant et au défis du monde, Nathan, Paris, 2023, 142 p., 12,90 €. ISBN : 978-2-09-279 1 40-0