Pourrait-on en finir avec le stéréotype de « la dame du CDI qui passe son temps à dire chut » ? Autrement dit, l’Education nationale est-elle disposée à reconnaitre et valoriser enfin les profs docs pour l’ampleur, la technicité et l’importance de leur travail ? En quoi ce sentiment de mépris institutionnel est-il renforcé par le Pacte, vécu comme une « provocation » supplémentaire ? Professeuses documentalistes dans l’académie de Rennes, Muriel Cochard, Marion Diouris, Violaine Duhamel, Caroline Le Berre, Isabelle Lossec, Maïwenn Péron, Chantal Philippe, Corinne Prigent et Claire Quéré ont accepté de témoigner de leur quotidien, de l’évolution de leur discipline, de leurs attentes… Dernier volet de notre enquête.
A quoi tient le sentiment, exprimé par beaucoup de profs docs, de ne pas être reconnu.es, voire d’être méprisé·es par l’institution, malgré leur investissement ?
Muriel Cochard : Notre métier a connu un développement intéressant après la création du CAPES. Ensuite, rapidement, son évolution a stagné puis régressé. On peut supposer que la documentation n’est pas assez intégrée dans la formation des enseignants des autres disciplines. On peut imaginer aussi qu’à force de ne pas trouver sa place, de ne pas lui en donner, ce métier va disparaître…
Marion Diouris : Le métier de prof doc est en fait construit sur des fondations inachevées, et donc sur une absurdité fondamentale : prof sans élève. On a eu une excellente idée, pour laquelle des gens se sont battus : créer un CAPES de documentation pour abonder les bibliothèques scolaire en personnel qualifié, à la fois en termes de gestion d’un centre documentaire mais également en termes de transmission de connaissances info documentaires. Mais depuis ce berceau creusé, pas de progrès. Je pense que le grand malaise de la profession vient de là, il est structurel.
Caroline Le Berre : L’institution d’ailleurs oublie de s’adresser à nous quand elle s’adresse aux professeur.es. Il lui est même arrivé d’adresser un courrier sur le ¼ heure de lecture à l’ensemble des professeur.es sauf aux professeur.es documentalistes ! Mépris aussi quand il s’agit de trouver des collègues qui pourraient surveiller des épreuves de bac ou faire passer le Grand Oral.
Chantal Philippe : C’est en effet un bon exemple. Au moment du premier Grand oral, tout s’organisant en urgence, nous avons été sollicitées en nombre comme membres du jury, parfois sur 5 jours voire 7 jours. Une manière de reconnaitre nos compétences ? En réalité nous avons seulement servi de bouche-trou, puisque les années suivantes, où l’organisation s’était améliorée, nous n’avons quasiment plus été sollicité.es, malgré notre investissement…
C.L.B : En fait le manque de reconnaissance est effectif pour l’ensemble des professeur.es de l’Education Nationale, mais s’ajoutent chez les professeur.es documentalistes une profession peu nombreuse, l’absence d’agrégation, de possibilité de promotion financière, de primes. Nous touchons des salaires moindres que les autres professeur.es à concours et échelon égal.
Violaine Duhamel : C’est donc bien plus qu’un « sentiment » qu’expriment par les profs docs. Le fait d’avoir été oubliées de la prime informatique est révélateur. Et le rattrapage des heures pédagogiques n’est absolument pas une réalité. Pourquoi ? Nous ne sommes pas assez guerrières et revendicatives.
C.P : Oui, le manque de reconnaissance pour notre métier est réel, et le fait qu’il n’existe pas un corps d’inspection dédié en est un bon exemple. Les docs sont en effet inspecté·es par des personnes qui n’inspectent pas des profs habituellement. Encore un malus. Autre exemple, nous ne pouvons être rémunéré.es en HSE, et lorsque nous en réalisons, nous sommes moins payé·es qu’un.e autre enseignant.e pour le même travail (rémunération sur une autre ligne budgétaire et casse-tête parfois pour la trouver !). Il faut se battre sans cesse, et c’est usant. Un de nos collègues écrivait ainsi récemment sur notre liste de diffusion : « Bonjour à tous, Je suis quelque peu dépité de la résignation de nombreux d’entre nous quant à la non comptabilisation des heures d’enseignement dans notre service hebdomadaire. Le combat vers la reconnaissance et l’égalité passe justement par ce cheval de bataille Ô combien essentiel. Sommes-nous des professeurs documentalistes, auquel cas toute heure d’enseignement doit être décomptée du service comme c’est le cas pour nos collègues de discipline OU sommes-nous des documentalistes, qui ponctuellement dispensons des savoirs et des compétences entre deux rangements du bac à mangas ? Préserver nos acquis et viser l’équité des statuts entre certifiés passe nécessairement par des désaccords et des postures fermes à l’égard de nos directions. Qui se couche sera corvéable à merci. ».
Pensez-vous que la féminisation à plus de 85% de votre discipline puisse expliquer en partie ce manque de reconnaissance ? Quelles autres explications pourriez-vous lui donner ?
C.P : Comme d’autres matières (59 % en lettres) la documentation attire des personnes ayant fait des études de lettres ou de sciences sociales et c’est plutôt des études genrées… donc cela se retrouve chez les docs. Les éléments masculins présents dans la documentation sont bien souvent des contractuels en reconversion, des reconversions d’autres profs, ou alors des enseignants chercheurs et bien évidemment des inspecteurs (rien de bien différent avec les autres matières). Je pense que le métier de doc est peu reconnu déjà parce que peu connu (9643 docs en 2018) et son effectif est noyé dans la masse des enseignant·es. Cette dimension multitâche ne présente pas la/le doc comme un·e enseignant·e à part entière.
Claire Quéré : La féminisation joue probablement un rôle, mais pas uniquement. Je pense que c’est aussi dû d’une part à nos multiples casquettes, pas toutes directement liées à l’enseignement, qui nous font voir de façon caricaturale comme la « dame du CDI » qui passe son temps à dire « chut ! ». D’autre part il y a eu par le passé, (j’ose espérer que ce soit terminé), des enseignants qui se retrouvaient dans les CDI car ils ne supportaient plus les élèves ou étaient dysfonctionnels. Ils y étaient moins visibles et les parents s’en plaignaient moins, ce qui arrangeait bien notre administration. Ceux qui les ont connus ont une vision complètement déformée de notre métier.
Maïwenn Péron : Je ne pense pas non plus spécialement que la féminisation de la profession contribue à ce manque de reconnaissance par l’institution. C’est plutôt le manque de corps institué et construit, comme nous l’avons déjà évoqué, qui rend notre profession invisible pour l’institution. De même, le fait que nous n’ayons pas de programme, pas de « service » fait qu’il y a autant de profs-docs que de visions du métier pour ainsi dire. Le problème du rythme quotidien que j’ai déjà évoqué peut avoir un lien. Je regrette personnellement le fait qu’il n’y ait pas une ambition générale et collective pour la création d’un curriculum de savoirs informationnels à acquérir par les élèves et dont le prof-doc serait le garant : la profession elle-même est très divisée sur ce point (peur de perdre en liberté d’action) mais cela permettrait d’acquérir une place dans les équipes pédagogiques, et ce de façon globale et pérenne pas au coup par coup, localement, comme cela est le cas aujourd’hui.
Isabelle Lossec : Après un CAPES, et 30 ans de carrière, je pense que ce n’est pas la féminisation qui explique notre manque de reconnaissance. D’autres éléments peuvent être retenus. En premier lieu, le fait du statut bancal d’enseignant à part, devant « se prostituer » auprès de ses collègues et de la direction, à chaque rentrée, pour dispenser son savoir disciplinaire, avoir quelques heures de cours avec les élèves, monter de rares projets et toucher certaines classes…. Second élément, le manque de travail en commun avec les autres disciplines lors de la formation initiale M1 et M2 et lors de la formation continue. Des jeunes enseignants arrivent encore dans les établissements en ne connaissant rien au métier, aux missions de prof doc. Et (je jette le pavé dans la mare) le fait que de nombreux.ses enseignant.es documentalistes soient d’ancien.nes professeur.es en reconversion pour problèmes médicaux ou autres. Sans réelle formation et ne voulant plus d’élèves en cours.
M.P : Sur ce point, je dois avouer être parfois en colère quand je vois le temps que les titulaires formés mettent à obtenir un poste fixe alors que l’on place des collègues de discipline fatigués, fragiles et en difficulté, non formés au métier et pas forcément motivés sur ces postes. Je comprends bien que ces personnes ont des droits et qu’elles doivent conserver une place. Mais cela met beaucoup d’inertie dans le mouvement.
M.D : La question de la reconversion pose effectivement problème. Je trouve ça normal qu’on s’occupe du personnel un peu « cassé ». Mais avec nous, pas à notre place. Pour le métier et pour les élèves. Les situations de reconversion sont en fait très diverses. Certaines se passent très bien, et permettent à des personnes qui aspiraient à un changement, ou qui ne se sentaient plus bien en salle de classe, ou ne pouvaient plus y exercer, de trouver un vrai renouveau professionnel et complètement leur place au CDI. D’autres rencontrent plus de difficultés et peuvent peiner à s’installer dans un métier mal défini dans lequel iels se sentent illégitimes.
Mais il y a également un personnel plus « abîmé » par les aléas de la vie, qui peuvent arriver à toustes, qui n’est plus en possibilité d’être mis face à des élèves. Ce sont ces collègues qui devraient être avec nous, avec une répartition claire et institutionnalisée des tâches. Une sorte de métier d’aide professeureuse documentaliste. En les mettant à notre place, et pas avec nous, le système induit une concurrence entre personnels, quelque chose qui peut être vécu comme un passe-droit par les profs docs certifiées pour qui les possibilités de mutation sont du coup limitées. Je pense qu’il ne faut pas entrer dans le jeu de la concurrence entre personnels, qui est organisée par l’institution, mais revendiquer une place pour toustes qui passe par une clarification de notre métier, c’est-à-dire en particulier par un rattachement à une discipline et des horaires fléchés.
Recours aux contractuel·les et précarisation d’un côté, annonce de revalorisation et mise en place du Pacte de l’autre : avec quel regard particulier les profs docs perçoivent-iels ces débats qui agitent et divisent l’Ecole, particulièrement depuis la rentrée ?
C.Q : Avec une certaine lassitude. En tant que documentaliste, j’ai la chance d’avoir toujours été reconnue dans les établissements dans lesquels j’ai travaillé, même si j’ai parfois eu des remarques aussi stupides que méprisantes. Mais comme j’avais de très bonnes relations avec d’autres collègues, que j’estimais bien davantage, je n’en ai pas vraiment souffert et n’éprouve pas le besoin de me battre au quotidien pour être reconnue « comme professeure ». Le mépris institutionnel me blesse bien sûr un peu mais, l’essentiel n’est pas là ; il est dans mon travail concret au quotidien, dans mes relations avec collègues et élèves. En revanche c’est révoltant pour ceux qui entrent dans la profession, qui ne peuvent pas espérer avoir les mêmes salaires et ne bénéficient pas de la même considération que leurs collègues. Plus généralement, j’ai l’impression qu’on est en train de brader le service public de l’éducation, et ça, ça me met en colère, bien au-delà de ce qui concerne les profs-docs.
M.C : Effectivement sur toutes ces questions, le regard des profs docs rejoint en fait celui des profs des autres disciplines : le corps enseignant, dans son ensemble, est malmené, voire maltraité par l’Education nationale.
V.D : Et ce sont les enseignants qui finalement culpabilisent face aux manquements de l’état et du rectorat. L’accroissement des tâches fait que nous sommes déjà en burn out. Se rajouter un Pacte ? Quant à la précarisation des personnels, elle fragilise une profession déjà bien abîmée par les regards méprisants de l’institution.
I.L : Le Pacte a créé beaucoup de remous, comme partout, mais nous en sommes exclu.es de toute façon car nous ne pouvons effectuer de remplacement en plus de nos 30 heures hebdo. Pour les contractuels, en doc on se permet de mettre en poste encore plus n’importe quel profil (par rapport aux autres disciplines) et sans formation continue. Rien ne va dans le bon sens et après 30 ans de service, d’investissement, auprès des élèves, des enseignants, comme formatrice je ressens une grande lassitude.
M.D : Rappelons que le Pacte c’est de toute façon du travail en plus, ce qui n’a rien à voir avec la revalorisation salariale que nous voulons. Le syndicat auquel j’appartiens, le SNES-FSU, dénonce également son aspect « signature de missions » qui passe par une contractualisation individualisée via le chef d’établissement, et qui par conséquent est une destruction organisée du statut. Nous, les profs docs, nous menons un combat quotidien pour faire reconnaître notre métier sur le terrain, pour enseigner notre discipline, et on s’est vu proposer de faire de l’aide, du renforcement en français ou en maths comme ça, offert sur un plateau. Quelle provocation !
C.L.B : L’annonce de revalorisation et de mise en place du Pacte est perçue comme une précarisation supplémentaire. Côté doc, il semble difficile de nous imposer des heures de remplacement compte tenu de notre temps de travail actuel de 30 heures. Nous n’avons pas le droit à des heures supplémentaires rémunérées. En revanche, nous pouvons percevoir des IMP pour des missions de référent culture etc. Or, cette année, notre proviseure souhaite déléguer ces missions aux professeur.es. En attendant de le leur proposer dans le Pacte l’an prochain ? La détérioration des conditions de travail touche par ailleurs tous les professeur.es. De plus les coupes budgétaires font que les collègues, donc aussi les profs docs, qui partent à la retraite ne sont pas forcément remplacé.es. Ce métier reste néanmoins passionnant et les collègues nous disent souvent qu’ils ne pourraient pas travailler sans nous.
M.P : Je suis personnellement consternée par la mise en place du Pacte : même si je ne suis pas tellement concernée (pas de remplacement possible par exemple), pour moi, il équivaut à une déconstruction du statut des enseignants. Après une maîtrise de Lettres modernes, j’ai choisi de m’engager dans l’Education nationale par conviction et souhait d’œuvrer pour le service public : mettre de la compétition et autant de tensions dans les équipes avec le Pacte est pour moi contraire à ces principes, j’ai parfois l’impression que nous n’avons que des injonctions contradictoires et qu’il n’y a plus « de nord ». Je n’ai pas vraiment ressenti la revalorisation sur mon salaire, mais j’imagine qu’elle concerne plutôt les enseignants en début de carrière de toute façon. J’ai – par contre – été très affectée que l’on ne nous attribue pas la prime informatique en 2019 : quand je vois tout le travail que j’ai fait notamment durant le confinement avec mon ordinateur personnel… Nous sommes professeurs quand cela arrange l’institution et je pense que c’est un sentiment assez répandu dans ma profession.
Propos recueillis par Claire Berest
A retrouver sur le site du Café pédagogique les deux premiers volets de notre enquête :
Professeur.es documentalistes (1) : enseignant.es à part, enseignant.es à part entière.
Professeur.es documentalistes (2) : des missions multiples et des enseignant.es multitâches.
A retrouver sur le site du Café pédagogique :
Budget 2024 : Le Pacte en première ligne.
Pacte : l’outil de la libéralisation de l’École.
SNES-FSU : « Echec et Pacte ».